Triptyque pour le poète retrouvé

Du 8 au 12 septembre 1911, peu après le vol de La Joconde au musée du Louvre, Guillaume Apollinaire a été incarcéré à la prison de la Santé sur une suspicion de trafic d’art. À partir de cet épisode, Franck Balandier invente une fiction en trois « zones » autour du poète.


Franck Balandier, Apo. Le Castor Astral, 184 p., 17 €


C’est peut-être dans les dernières pages de son Apo qu’il faut chercher la visée profonde de Franck Balandier : « L’époque n’est plus à la poésie », écrit-il, « l’époque n’est plus à rien du tout. Il reste la barbarie. La tristesse. Les poètes sont morts ». Redonner vie à Apollinaire est une façon de résister à la violence de l’époque, de ressusciter la douceur de la poésie entre les fragments de biographie et les éclats de fiction, de travailler l’anecdote pour en faire un récit forgé dans la matière de l’humour et de l’ironie, de faire de la figure du poète disparu le prétexte d’un feu d’artifice narratif à coup de portraits, de reconstructions et de digressions.

Pour autant, Balandier sait qu’en glissant sa plume sous le pont Mirabeau il doit affronter cet autre paradoxe de l’époque: « Aujourd’hui, on n’aime que les commémorations, les poètes disparus. Comme pour Apollinaire. Le centenaire de sa mort. Des livres pour le célébrer encore. Pour quoi faire ? ». À cette question, il répond en trois parties ou trois « zones » en référence au poème liminaire d’Alcools, éloge d’une modernité prélevée dans le quotidien et reproduite à travers une série de variations prosodiques et linguistiques propres à Apollinaire.

Dans un essai publié en 2001 et intitulé Les prisons d’Apollinaire, Franck Balandier – qui a travaillé comme éducateur de prison et responsable de communication dans les services pénitentiaires – menait déjà l’enquête sur le bref passage d’Apollinaire à la Maison de la Santé. Cinq jours d’incarcération pour s’être trouvé mêlé à une histoire de vol de statuettes au musée du Louvre, dérobées par « l’ami encombrant » Géry Pieret et revendues à Picasso par l’intermédiaire du poète lui-même. La disparition mystérieuse de La Joconde en août 1911 éveille les soupçons et envoie Apollinaire derrière les barreaux. Dans la première partie d’Apo, cette histoire sert de prétexte à Balandier pour réinventer l’épisode du vol lui-même. Apollinaire aurait maintes fois contemplé Mona Lisa. Dans son poème « Zone », ces deux vers en porteraient la trace potentielle:

« C’est un tableau pendu dans un sombre musée

Et quelquefois tu vas le regarder de près. »

Franck Balandier, Apo

Giorgio De Chirico, Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire (1914)

Sous le regard du poète libertin, Balandier amplifie la sensualité de Mona Lisa : « Pour lui, elle représentait l’archétype de la gourgandine qui invitait à la luxure, au stupre, à la débauche, avec son sourire d’hypocrite, sa langue en embuscade, quelque chose d’une promesse à genoux ». Le ton emphatique ouvre le récit au domaine de l’imaginaire : réécrire Apollinaire revient à inventer un univers d’hypothèses jouissives et de possibilités enivrantes.

Voici donc Géry et Guillaume déambulant à travers les couloirs du Louvre, errant entre les salles obscures à la recherche du célèbre tableau. L’occasion pour Balandier d’aligner les portraits tendres et libidineux de gardiens peu alertes, influencés ou submergés par leurs rêves érotiques. Mais l’essentiel est peut-être ailleurs : derrière la réécriture fictionnelle du vol de La Joconde et de l’enquête de voisinage qui s’ensuit au domicile du poète, l’auteur entraîne son lecteur dans une galerie de personnages hauts en couleur : une gardienne d’immeuble bavarde qui maîtrise l’art de la digression et épelle le nom d’Apollinaire « Kostrowhisky », un juge puceau qui « avait dû grandir coincé entre une armoire normande et les portraits de ses ancêtres qui le surveillaient sévèrement » et lui servaient de supports à ses secrètes habitudes, ou encore un vieux voisin ressassant les souvenirs d’une jeunesse de petits bonheurs et de grandes illusions, marquée par un passage douloureux dans le milieu peu scrupuleux des fêtes foraines.

Par-delà l’histoire du poète, Apo emmène son lecteur vers des zones narratives inattendues, à l’image de ce chapitre consacré à un match de lutte, fragment de la Belle Époque et scène enflammée dont le récit juxtapose l’odeur des corps accolés, le spectacle des positions suggestives, les fantasmes des spectateurs et la légende d’un colosse masqué. On croit entendre les mots de Barthes résonnant dans la salle Wagram : « La vertu du catch, c’est d’être un spectacle excessif ».

Comme en contrepoint à cet excès à la fois sensoriel et sensuel, Balandier introduit l’espace de la prison, « un monde où les sens d’hier ne servent plus à rien ». Au seuil de la Santé, cette question surgit dans le texte : « C’est quoi, les mains d’un poète ? » Pour le dire autrement : quel rapport entre le monde de la prison et celui de la poésie ? En parfait connaisseur du milieu carcéral, Balandier réussit à reproduire l’ambiance de ces dédales où l’identité, la pudeur et le sens de l’orientation se trouvent anéantis au profit des claquements et des cliquetis au cœur de l’obscurité : « La nuit pénitentiaire est une parenthèse ».

Suivre avec Apollinaire un gardien dans les couloirs de la Santé permet de comprendre que la prison est l’espace par excellence de la mise en suspens : « Ici, en prison, il n’existe pas de destinations. Seulement des destinées. Pas d’escales possibles. Pas de haltes ». Ainsi, dans les dernières pages de la première partie, la mort n’en finit pas de rôder. Si la prison est cette « monstrueuse baleine qui engloutit, mais ne broie jamais ses proies », l’écriture est une « désinvolture », une « mort en sursis » qui permet de lutter à la fois contre la banalité des lieux, le prolongement de l’attente et les souvenirs des amours déchus.

Franck Balandier, Apo

Photographie de Guillaume Apollinaire blessé en 1916

La deuxième partie du triptyque projette le lecteur sept ans plus tard pour découvrir un Apollinaire à l’agonie, ruminant sa célèbre blessure de guerre entre un armistice qui tarde à venir et une grippe espagnole qui promet d’aggraver le bilan de la Grande Boucherie. Ici, la légèreté du ton laisse place à un climat d’accablement et de mélancolie : « Wilhelm avait le cœur gros comme un obus de 49 », écrit Balandier. La tête perforée du poète est plus qu’une blessure physique : elle est à la fois le signe avant-coureur d’une mort lente et insidieuse et l’ultime pièce d’une légende façonnée au fil des jours.

L’organisation du récit en journal daté suggère un compte à rebours qu’Apollinaire tente de fuir dans une énième histoire avec Mona, modiste bretonne montée à Paris pour y poursuivre des rêves improbables. Là encore, Balandier détourne le récit pour raconter une histoire de succession autour de l’Hôtel des voyageurs, lieu de passage et lupanar qui « sent la misère, près des voies ferrées, l’huile de locomotive, imprégnée dans le papier peint, le cri des rails, la détresse de voyages à peine commencés, à peine terminés ». Dans cette ambiance de misère et d’inachevé, de vieux souvenirs reviennent hanter le poète, et ni la promesse d’un premier rendez-vous avec Mona ni l’ultime éclat d’une pseudo-vérité sur le vol de la Mona Lisa ne peuvent résister face à la lente descente du poète.

Il y a dans le récit de Balandier un besoin permanent d’établir des liens entre l’époque d’Apollinaire et la nôtre, de s’obstiner à recoller les morceaux à partir du présent, comme pour dire la permanence du poète, de son œuvre et de sa légende. Dans la troisième et dernière partie du récit, intitulée « Puzzle », le lecteur suit Élise, jeune universitaire cherchant en 2015 la trace d’un poème d’Apollinaire dans la cellule qu’il avait jadis occupée à la Maison de la Santé. À l’heure où la célèbre prison s’apprête à faire peau neuve, Balandier pose cette question : « Peut-on s’attrister d’une prison qui meurt ? »

Déjà lieu d’investigation et de reconstruction, la prison devient une mémoire vivante où se confondent les odeurs, les réminiscences et les vestiges des souffrances et des vies accumulées. « Les murs sont ici comme des palimpsestes » : on n’en finira pas de relire et de réécrire Apollinaire. À bien des égards, Élise est le double de l’auteur qui cherche, réinvente, se remémore, « appelle les sons, le rythme, la musique, les quelques bribes qui subsistent ».

Dans le grand puzzle qu’est l’histoire d’Apollinaire et de son époque, Balandier nous rappelle que la barbarie menace d’effacer les dernières traces des poètes disparus, que la violence risque d’égarer à jamais les fragments d’un poème oublié. Apo est une série de variations sur le thème du poète retrouvé, un triptyque pour dire le besoin de relire les maux de notre époque par-delà les barreaux d’hier et d’aujourd’hui car, écrit Balandier, « derrière les murs, après le jour, se cache la poésie ».

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