Versant latino

« Je comprends que pour les Européens, le séjour dans les Amériques est une sorte de purgatoire (d’enfer pour quelques-uns). Mais ce n’est pas la faute des Amériques qui font ce qu’elles peuvent », écrivait Victoria Ocampo. La souveraine des lettres latino-américaines tirait vers le noir les effets de l’expérience américaine. Sans être pour chaque écrivain européen un paradis, le séjour sous la Croix du Sud a été plus souvent bénéfique que cruel. Philippe Ollé-Laprune a choisi douze voyageurs (mais pas de voyageuses) parmi les nombreux écrivains européens et nord-américains qui, au siècle dernier et d’une après-guerre à l’autre, ont fait l’expérience du passage et du séjour dans le monde linguistique et artistique de l’America del Sur, ce Sud commençant au Rio Grande del Norte, à la frontière entre les États-Unis et le Mexique.


Philippe Ollé-Laprune, Les Amériques. Un rêve d’écrivains. Préface de Patrick Deville. Seuil, 240 p., 19 €


Patrick Deville, dans sa préface au livre de Philippe Ollé-Laprune, reconnaît partager « ce goût des coïncidences géographiques qui tissent les vies et les œuvres ». Sur la carte de cette Amérique, la distribution est inégale : au Brésil, Cendrars, Bernanos et Zweig ; à Cuba, Desnos et Hemingway ; au Mexique, D. H. Lawrence, Burroughs, Victor Serge, Artaud, Moro, Breton, Péret ; en Argentine, Caillois ; et en Équateur, Michaux. Le Mexique semble avoir été la destination privilégiée. Ici se conjuguent sans doute les préférences littéraires de l’auteur, la charge poétique du présent indien du pays et l’hospitalité politique du pays sous Lázaro Cárdenas (1934-1940).

Les douze portraits littéraires sont encadrés par deux chapitres. Le premier met en perspective le projet, le second propose, in fine, de nouer les fils de cette anthologie. Le moment américain de ces auteurs est situé par le rappel de ce qui l’a précédé, littérairement ou non, et par l’analyse des effets de ce séjour sur l’œuvre. Pour quelle raison partir pour cette Amérique latine ? En quête d’un asile, pour donner suite à une invitation, pour changer d’air culturel ou esthétique ? Les motifs sont divers et parfois se combinent.

Philippe Ollé-Laprune, Les Amériques. Un rêve d’écrivains

Stefan Zweig au Jockey Club de Rio de Janeiro, en 1936

Cendrars est appelé par un mécène, Paulo Prado, pour dynamiser les lettres brésiliennes. Michaux part pour l’Équateur en décembre 1927 invité par Alfredo Gangotena, poète original, et fils d’une riche famille. Caillois est « embarqué » à Cherbourg en juin 1939 par Victoria Ocampo. Zweig, Européen d’hier, trouve au Brésil un dernier asile. Serge, révolutionnaire traqué par Vichy et Staline, monte sur le Cdt-Paul-Lemerle et quitte Marseille le 24 mars 1941, traversée qu’il fait de conserve avec Lévi-Strauss, Breton , Wilfredo Lam et Anna Seghers. Hemingway et Burroughs s’éloignent du conformisme yankee et trouvent à Cuba et au Mexique des lieux libres de toute contrainte. Desnos passe une quinzaine de jours à Cuba pour remplacer à un congrès un confrère journaliste. Bernanos envisageait une sorte de pèlerinage dans les misiones jésuites du Paraguay et se retrouve au Brésil pour toute la guerre.

L’Europe qu’ils quittent leur paraît harassée par la Grande Guerre ou menacée par des périls à venir, ou réalisés. Dans cet entre-deux-guerres, l’Amérique latine est un horizon plus ouvert que le purgatoire évoqué par Victoria Ocampo. Philippe Ollé-Laprune observe que l’Amérique latine « entretient l’illusion d’une possible proximité. Elle cultive une ambiguïté singulière : elle permet une connivence tout en promettant de l’exotisme, elle invite au dépaysement mais ne laisse pas le visiteur perdre pied. Il y a du respect dans la distance que ce lieu propose au visiteur : il permet l’inclusion provisoire, laisse la possibilité de sentir que l’on fait partie du paysage ». En ce temps-là, la grande traversée de l’Atlantique, diagonale d’une dizaine de jours, croisant les latitudes, ménageait le sentiment de la distance, et la tension d’une attente.

Philippe Ollé-Laprune, Les Amériques. Un rêve d’écrivains

Claude Lévi-Strauss visite le Musée national de Rio de Janeiro dans les années 30 © Museo Nacional/UFRJ-Rio de Janeiro

En fonction de ses connaissances, de ses ignorances ou de ses affinités avec les œuvres de ces auteurs, le lecteur fera des découvertes. Elles l’inciteront à lire ou à relire la version latino de leurs œuvres, ou la trace, simple mais tenace, de cette expérience dans leur œuvre au retour.

Pour notre part, dans ces essais courts et stimulants, nous retiendrons parmi nos préférences dans l’éventail tendu par Ollé-Laprune celui sur Desnos à Cuba, celui sur Victor Serge au Mexique et la séquence surréaliste aussi mexicaine. Desnos, ouvert à toutes les expériences, rencontre à Cuba Alejo Carpentier qui le guide, dix jours et dix nuits. Inséparables, les deux amis se jouent des contrôles et rentrent ensemble en France. L’intermède cubain sera vital pour Cuba et sa relation à Carpentier, placée sous le signe de la réalité merveilleuse que ce dernier théorise pour l’Amérique latine. « À Cuba, Desnos a été plus que jamais l’explorateur des limites », conclut Philippe Ollé-Laprune.

Philippe Ollé-Laprune, Les Amériques. Un rêve d’écrivains

André Breton, Léon Trotski et Diego Rivera au Mexique

Victor Serge retrouve au Mexique une terre révolutionnaire qu’il avait évoquée dans son roman Naissance de notre force (1931). Il y croise dans les campagnes et dans les villes les foules misérables qui sont le sang des révolutions. S’il redoute la traque des staliniens, il est réconforté par la vitalité indienne : « Au Mexique, il a trouvé la terre conciliante qu’il espérait et en elle une solution, même provisoire, aux problèmes que ces temps réservaient aux rejetés de l’Europe en guerre ».

Le Mexique a exercé sur les surréalistes un vif tropisme. Ollé-Laprune intitule « La terre de la beauté convulsive » son chapitre sur l’expérience individuelle ou collective des surréalistes. Ils ont fait connaissance avec le Mexique des civilisations anciennes, son art vernaculaire, ils ont croisé en Europe des Mexicains ouverts à leurs choix. Aussi le Mexique est-il autant une terre promise qu’un asile. « Artaud, Breton, Péret et Mandiargues ont trouvé au Mexique une terre qui a eu pour chacun d’eux un rôle et une portée essentielle. » Dans ce groupe, c’est Péret qui y séjourne le plus longtemps (sept ans !) et y travaille. Il recueille des récits oraux indiens, les traits de l’humour noir populaire, il traduit en français des auteurs locaux. Et surtout il consacre au Mexique, au retour, un long poème, Air mexicain. Octavio Paz le commente ainsi : « Les images de Péret avancent comme avance l’eau dans un territoire volcanique pas encore refroidi complétement, où la glace et la flamme s’y combattent encore ».

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