La femme à part, récit autobiographique de Vivian Gornick, raconte les lectures, conversations et réflexions d’une promeneuse acharnée. Arpenter une capitale permet-il de redessiner le monde ? La rue new-yorkaise fait-elle figure d’agora contemporaine ?
Vivian Gornick, La femme à part. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux. Rivages, 160 p., 17,80 €
The Odd Woman and the City – titre original – évoque The Old Man and the Sea (Le vieil homme et la mer) : joli renversement du genre et de la situation géographique. Au lieu de pêcher en haute mer, l’héroïne reste sur la terre ferme pour saisir des choses immatérielles: des paroles et des anecdotes. Sur la couverture de l’édition américaine, la typographie souligne son anormalité : le « O » est légèrement incliné : The Odd Woman and the City. « Odd » comme un œuf, figure féminine par excellence, celle de la maternité en veille.
Œuf intact, du moins pendant ses promenades hebdomadaires, entreprises en compagnie de son meilleur ami, homosexuel. Attachement féroce, le livre précédent de Vivian Gornick, révélait une narratrice aussi intègre, une marcheuse new-yorkaise accompagnée par sa mère. Que l’accompagnateur soit gay ou maternel, les échanges n’ont rien d’érotique : il est là pour écouter la plainte d’une femme déçue par la gent masculine.
« Odd » alors comme un nombre impair – 1 en fait partie –, un être condamné à rester seul, à ne pas se mettre durablement en couple. Une promeneuse profondément solitaire, dont les sorties régulières avec son ami Leonard n’ont aucune chance d’altérer le spleen fondamental : « Bien entendu, cette ville était New York – qui est aussi celle de Whitman et de Crane –, et le contexte celui du mythe du jeune génie à peine débarqué dans la capitale du monde – à la manière d’un tableau de l’annonciation profane – tandis que toute la ville l’attend, lui et personne d’autre. […] Mais ça, ce n’est pas du tout ma ville. Ma ville, c’est plutôt celle des Anglais mélancoliques – Dickens, Gissing et Johnson, surtout Johnson. Une ville où aucun de nous ne va nulle part, car nous sommes déjà là, nous autres les éternels spectateurs du poulailler qui arpentons ces artères misérables et merveilleuses à la recherche de notre reflet dans les yeux d’un inconnu ».
D’autres promeneurs avant elle ont déjà emprunté ces mêmes voies – peu importe que ce fût à New York ou à Londres, c’est le statut de métropole qui compte, pour en tirer des livres : la rue sert à être transmuée en écriture. Seuls les provinciaux ou les banlieusards peuvent vraiment le comprendre, ceux qui ont grandi ailleurs, en regardant d’un œil envieux le dédale d’intense activité concentrée dans les centres-villes. Gornick fait penser à Don DeLillo, lui aussi amoureux des canyons de Manhattan, lui aussi originaire de l’arrondissement dont le nom célèbre Jonas Bronck, pionnier hollandais du XVIIe siècle : « Grandir dans le Bronx, c’était comme grandir dans un village. Depuis le début de l’adolescence, je savais que le monde avait un centre, et que j’en étais très loin. Et pourtant, je savais aussi qu’il suffisait de prendre le métro pour se retrouver à Manhattan. Manhattan, c’était l’Arabie. »
Si, à l’origine, l’Amérique était un pays où les autochtones restaient attentifs aux moindres évolutions de la faune et de la flore environnantes – histoire de survie –, aujourd’hui les citadins ont développé d’autres compétences, dont la capacité de déchiffrer des signes vestimentaires et verbaux. « À mesure que nous grandissions, mes amies et moi nous aventurions de plus en plus loin dans le quartier jusqu’à devenir des filles arpentant le Bronx comme si elles devaient en atteindre le cœur. Nous nous servions des rues comme les enfants de la campagne utilisent les champs, les rivières, les montagnes et les grottes : pour nous inscrire sur la carte du monde. Nous faisions des promenades qui duraient des heures. À douze ans, nous savions dans l’instant si quelqu’un avait des paroles ou un comportement ne serait-ce que très légèrement déplacés. »
Fidèle à la tradition d’Hemingway, l’Américain demeure un chasseur, ne fût-ce que de proies incorporelles et urbaines. C’est dire combien l’écriture de Vivian Gornick est « masculine, » selon les anciens codes, ce qui explique peut-être sa situation « à part », éloignée des garçons. Mais si, au fil des années, elle a pris goût à l’autonomie, condition sine qua non de l’épanouissement, ce n’était pas pour ressembler à l’autre sexe : « Pour la première fois, et certainement pas la dernière, j’ai eu la certitude que les hommes n’appartenaient pas à la même espèce que moi. Qu’ils étaient d’une espèce différente et inconnue. C’était comme si une membrane invisible était apparue entre mon amant et moi, assez fine pour être traversée par le désir, suffisamment opaque pour entraver la communion humaine. L’individu de l’autre côté de cette membrane me semblait aussi irréel que je devais l’être pour lui. À cet instant, je me moquais de ne plus jamais coucher avec un homme. »
Leonard partage son regard critique sur les défauts du sexe masculin : « Je n’aime pas l’énergie masculine. Trop dure, trop brutale, trop directe, elle n’est pas très intéressante. La gestuelle, les mouvements, le répertoire, sont trop limités. C’est très différent d’avec les femmes. Sans nuances et sans modulations. Ce n’est pas du tout attirant. Et parfois, ça en devient même suffocant. » Ces propos légèrement misandres sont rafraichissants, même si l’on regrette que l’auteure soit moins tolérante à l’égard du discours inverse : la mécompréhension et le mépris entre les sexes n’ont jamais été univoques [1] !
Pour cette narratrice ayant apparemment fait le deuil de l’érotisme, que reste-t-il comme délice ? En un mot, la rue : espace de la consolation et de la découverte. Faut-il plonger dans la solitude avant de s’ouvrir à l’univers ? Ce fut le cas pour le vieil homme d’Hemingway, et Vivian Gornick semble poursuivre la même voie : devenue une femme à part, elle se montre particulièrement réceptive à l’Autre, qu’il se manifeste dans des textes – écrits par des auteurs morts ou vivants –, ou en chair et en os, tels ses concitoyens rencontrés dans les bus, sur les trottoirs et dans les magasins.
Hélas, Manhattan évolue, à l’instar de la planète entière, et pas toujours pour le mieux : « Après le 11 Septembre, une atmosphère quasi indescriptible envahit la ville et s’y installa. Pendant des semaines, New York eut l’air atterrée, tourmentée, retournée. Les gens marchaient d’un air absent comme s’ils cherchaient à mettre des mots sur quelque chose qu’ils ne comprenaient pas. L’odeur était terrible ; personne n’aurait su la décrire, mais dès que l’air pénétrait vos narines, vous étiez saisi par l’anxiété. Pendant tout ce temps, régnait un calme extraterrestre. Les restaurants, les théâtres, les musées, les magasins, la circulation, la foule même, tout semblait assourdi, inerte, voire figé […] Lorsque l’expérience humaine sort du cadre, que menace la fin de la civilisation, seules tiennent les vérités les plus solides. Je les trouvai alors dans la prose minimaliste des romanciers français et italiens des années cinquante et soixante. Là, dans la sinistre intimité de cette prose, résonnait un silence envahissant et prometteur d’un désordre moral d’importance. C’est ça, se dit le lecteur. Quoi qu’il en fût avant, c’est comme ça maintenant.
Sur l’îlot au centre de Broadway, je me rendis compte que ce que nous étions en train de perdre, c’était la nostalgie ».
Pourtant, malgré cette perte incalculable, Vivian Gornick transmet le goût d’une capitale englobant des possibilités infinies : « Nous remontons la Sixième Avenue à hauteur de Midtown quand tout à coup, sans que je sache pourquoi, peut-être parce que je pense au dramaturge, je me souviens d’une phrase de Frank O’Hara que j’ai vue gravée sur une plaque en acier clouée à la balustrade dans la marina de Battery Park. « Il n’est pas nécessaire de quitter New York pour disposer de toute la verdure nécessaire. » »
De la même façon, a-t-on besoin de quitter ces pages pour disposer de toute la nourriture spirituelle nécessaire ?
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Gornick taxe Philip Roth de misogynie depuis la publication de Ma vie d’homme (1974). En 2008, dans The Men in My Life (inédit en français), elle a critiqué son œuvre, à partir de Portnoy et son complexe, en ces termes : « Dans tous les livres des trois décennies suivantes, les personnages féminins sont monstrueux parce que, pour Philip Roth, les femmes sont monstrueuses. »