Pour le Yémen

Moins que la guerre du Yémen, ce sont les voix du Yémen qui demeurent cachées ou oubliées. Ainsi l’entreprise de traduction depuis l’arabe de textes d’intellectuels yéménites portée par l’anthropologue Franck Mermier est-elle salutaire.


Franck Mermier (dir.), Yémen. Écrire la guerre. Classiques Garnier, 186 p., 18 €


Rendre accessible au public francophone le point de vue de ceux qui, au Yémen, sont aux premières loges du conflit qui a causé plus de 50 000 morts depuis mars 2015 apparaissait comme une nécessité. Ce projet devait contribuer à corriger l’injustice d’un silence qui s’est imposé, privant la majorité des Yéménites d’accès à l’espace public et au débat sur « leur » guerre. Dans les médias arabes, la mainmise financière des États du Golfe, responsables des bombardements sur le pays, biaise elle-même les discours et prive trop souvent les Yéménites de leur subjectivité. « Il semblerait que nous ne fassions pas partie du monde », écrit le journaliste Jamal Jubran dans un beau texte ici offert aux lecteurs.

Au-delà de l’ambition portée par Franck Mermier de « briser le halo d’étrangeté [et de] détruire le mur d’indifférence qui entourent le Yémen », il convenait de rendre compte de la complexité de ce qui se joue dans la péninsule Arabique. Il importait aussi de veiller à donner à voir la variété des positions et des analyses. En effet, ici peut-être plus encore qu’ailleurs, la société et le champ intellectuel demeurent fragmentés à l’extrême. Entre partisans de la milice houthiste, voix sudistes, socialistes, libéraux, islamistes et féministes les récits qui peuvent être livrés sont fréquemment antagonistes. C’est tout l’intérêt de l’ouvrage Yémen : écrire la guerre que de tenter de rendre compte de cette variété en en livrant un échantillon à plusieurs voix.

La connaissance fine par Franck Mermier du terrain yéménite et de son champ intellectuel a permis de sélectionner quatorze textes rédigés par huit écrivains ou journalistes, dont la moitié de femmes. Les récits à la première personne, tels ceux de Jamal Gubran, se mêlent à des textes analytiques comme celui de Bushra al-Maqtari sur les recompositions du salafisme dans sa ville de Taez. L’ouvrage est facile d’accès car rythmé autour de registres d’écriture enlevés. Les traductions (produites par Franck Mermier lui-même, Marianne Babut, Nathalie Bontemps et Michel Tabet) sont fluides et précises. Leur lecture dresse pour l’essentiel le portrait d’une société détruite par les puissances régionales et méprisée par les occidentaux. Les chapitres, notamment ceux du romancier Ali al-Muqri et de la militante Arwa Abduh Othman, déploient le récit d’une société yéménite brisée par l’instrumentalisation de la religion par les islamistes, ainsi que par des élites avides de pouvoir et d’argent.

Franck Mermier (dir.), Yémen. Écrire la guerre.

Ce portrait du Yémen, malgré la dimension poétique de plusieurs textes, laissera indéniablement le lecteur pessimiste. La nostalgie des temps sereins rappelle le gâchis généralisé d’un « printemps arabe » si prometteur mais qui a débouché sur le délabrement de la société yéménite, sans doute pour longtemps. Cette sélection de textes rend compte du caractère accablant du destin récent de cette société. Dans un texte poignant, la jeune sociologue Sara Jamal écrit si justement : « Il n’y a qu’au Yémen que les plus “yéménites” sont ceux qui aimeraient trouver un traitement pour soigner leur dépendance pathologique à ce pays qui dévore ceux qui l’aiment. Il n’y a qu’au Yémen que mon vœu le plus cher serait, en effet, d’avoir tort. »  

Face à la sélection opérée par Franck Mermier, les spécialistes pourront toutefois émettre une critique. Il est sans doute dommage de ne pas trouver dans ce panorama les voix en apparence les moins nuancées, parfois caricaturales, qui s’expriment supposément aux extrêmes mais qui bénéficient pourtant d’une assise populaire importante, si ce n’est même centrale. Car c’est à travers des discours, certes fréquemment haineux ou versant volontiers dans la théorie du complot, que se structure une large part de la conflictualité. Sans eux, la guerre perd sans doute en intelligibilité et l’ouvrage de sa puissance analytique.

Donner à lire les points de vue avec lesquels le lecteur occidental a toutes les raisons de sympathiser constitue un parti pris assumé par Franck Mermier. Les textes livrés valent donc, de son point de vue, pour leur pertinence analytique davantage que pour leur supposée représentativité. Nombre des auteurs sont par exemple des compagnons de route de la gauche, dont les derniers résultats électoraux (certes anciens, considérant l’état des institutions) sont pourtant extrêmement faibles. Ce biais a l’avantage de la cohérence et permet de livrer les textes sans appareil de notes critiques excessif ou sans mise en contexte particulière. Le lecteur, comme le coordinateur de l’ouvrage, n’ont par conséquent pas besoin de mettre à distance les écrits présentés.

Mais cette approche amène aussi involontairement à occulter une part significative de la société yéménite. Dès lors, les choix de contributions brisent certes le silence ou dépassent « l’ostracisme international » que décrit Habib Abdulrab Sarori mais génèrent parallèlement certains malentendus sur la réalité des rapports de force internes au Yémen ou sur les interprétations des racines de la guerre. Ils empêchent par exemple de comprendre ce qui fait la popularité de mouvements armés liés à l’islamisme ou même les dynamiques de nostalgie pour le régime autoritaire de l’ex-président Saleh, assassiné par les houthistes après avoir été leur allié.

Le débat sur la représentativité des voix choisies par Franck Mermier renvoie à des enjeux de fond liés à la subjectivité du chercheur, en particulier étranger. Il s’inscrit également dans la dimension fatalement normative de tout écrit évoquant une société déchirée par la violence. Pour celles et ceux qui ont connu la société yéménite en paix, la dimension affective ne peut être niée ; le destin de ce pays en guerre a bien quelque chose de déchirant et chacun est porté à prendre part (même de façon involontaire) à la polarisation que produit le conflit, identifiant ennemis et alliés. Il reste que la mise en avant d’écrits yéménites constitue autant sur le plan symbolique qu’en termes analytiques un tour de force bienvenu. Ces voix présentées ici, même si elles restent malheureusement relativement marginales ou négligées à l’échelle de leur pays, méritent pleinement d’être entendues, respectées et valorisées. Leur existence même constitue bien une raison de ne pas désespérer.


Franck Mermier dirige en parallèle un autre ouvrage collectif : Écrits libres de Syrie, toujours aux éditions Classiques Garnier.

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