Chevaliers enchantés

Dès l’an mil, les incomparables Japonaises Sei Shônagon et Murasaki Shikibu avaient en prose, à la cour impériale de Héian-Kyô, inventé le roman et le journal intime. Notre littérature d’Occident est en retard de deux siècles sur cette irruption de femmes de génie dans l’art d’écrire. Mais Marie de France est bien un poète majeur non seulement de notre modernité naissante mais de toute notre littérature.


Lais du Moyen Âge. Récits de Marie de France et d’autres auteurs (XIIe-XIIIe siècles). Édition bilingue publiée sous la direction de Philippe Walter, avec la collaboration de Lucie Kaempfer, Ásdis R. Magnúsdóttir et Karin Ueltschi. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 403 p., 62,50 €


Que faisaient donc les rois et les reines, les princes, les ducs et les comtes, leurs épouses, les jeunes filles à marier, les garçons de cette noble société encore en apprentissage de chevalerie ou déjà adoubée, tous leurs serviteurs et toutes leurs demoiselles de compagnie, la masse des gens d’Église, des visiteurs étrangers, les chevaliers errants, cette population considérable et considérée de parvenus de tout poil et de décidés à parvenir, qui menaient la vie de château en Europe aux XIIe et XIIIe siècles ?

Leur destinée, brève majoritairement (la maladie, c’était souvent la mort, joutes et combats réels tuaient aussi), se partageait entre deux sortes d’occupations très actives. Pour les hommes, la guerre omniprésente, généralement peu meurtrière (on passait son temps à se chiper terres et manoirs, titres et argent de royaume à royaume et, à l’intérieur de chacun, de fief à fief), et la diplomatie afin de préparer les conflits ou de les réparer ; pour une minorité de ces mêmes hommes, la dévotion (rare) ou bien guerre et diplomatie sous le couvert du service de Dieu .

Et, du côté des femmes, la maternité répétitive (les enfants sont alors des pions sur l’échiquier des affaires) et puis, l’âge venu, la dévotion encore (plus fréquente sinon plus sincère) et les bonnes œuvres comme moyen de domination (sur les vassaux, sur les villes).

Et quand il était question de « divertissement » ? Eh bien ! la chasse et le tournoi primaient côté mâle, antichambres de la guerre, lieux de la prouesse virile, de la gloriole mais surtout du gain matériel ; la conversation au jardin et la stratégie amoureuse constituaient l’apanage des dames, qui de plus en plus, en ces deux siècles où la féodalité impose ses codes et atteint les sommets du raffinement, se voient écartées des pouvoirs réels, qu’elles exerçaient précédemment dans la société, par le renforcement de canons ecclésiastiques destinés à les confiner dans un rôle d’épouses et de mères.

Cependant, femmes et hommes, notamment durant la mauvaise saison, ne se retrouvaient pas seulement dans des lits afin d’y accomplir leur devoir principal enseigné par l’Église, engendrer et enfanter (ce second volet de l’obligation n’étant pas de tout repos : mariée dès le berceau, effectivement déflorée à 14 ans au plus tard, une adolescente bien née pouvait mener, à terme ou non, plus d’une grossesse par an jusque vers la trentaine). Ils se réunissaient aussi lors de banquets suivis de veillées culturelles où tout ce petit monde, lettré ou illettré (ce dernier largement majoritaire), écoutait de beaux contes de bien des genres, du comique au merveilleux. Or, parmi de tels contes, certains furent appelés « lais ».

Ce sont quarante de ces textes, dont trente-six sont rédigés en vers octosyllabes et en langue anglo-normande (les quatre autres : un en moyen anglais, trois en norrois), que nous offre cette remarquable édition bilingue due pour l’essentiel à une érudition titanesque – celle de Philippe Walter – qui n’alourdit pourtant en rien son enthousiasme communicatif d’amateur de bijoux littéraires médiévaux.

Ils sont présentés sous le nom générique de « lais narratifs », ce qui nous vaut une passionnante étude introductive de linguistique historique autour du terme même de « lai » employé par leurs auteurs. Quand autrefois, dans cet énorme fourre-tout dit « certificat de grammaire et philologie », on abordait en licence de lettres, fort succinctement, Marie de France, il  régnait un joli flou sur cette forme de poésie : récitée seulement, ou accompagnée de musique ?

Première page d’un manuscrit des Fables de Marie de France, XIIIe siècle

Enluminure représentant Marie de France © BNF

Grâce à Philippe Walter et à sa fine exégèse du Prologue que Marie, qui ne se désigne elle-même, dans un unique recueil de fables (il ne fait pas partie de cette édition), que par son prénom mais ajoute « je suis de France », on apprendra que « lai » désigne à l’origine une sorte de poème court effectivement chanté et mis en musique par des créateurs « bretons », plus probablement d’Armorique que de Grande-Bretagne normande depuis 1066, et dont les sujets sont puisés dans la magnifique « matière de Bretagne » à la base aussi des « romans » en vers, par exemple ceux de Chrétien de Troyes, le contemporain de Marie.

Cette « matière » multiforme et souvent aux couleurs de la magie des Celtes était née en terres irlandaises et galloises dans des langues gaéliques, mais elle était allée parfois chercher ses thèmes aussi bien dans les folklores locaux que dans ceux colportés d’aussi loin que l’Orient ou l’Inde. Les « lais narratifs », eux, ne doivent leur musicalité, souvent enchanteresse chez Marie, qu’au pur délice du maniement de la langue poétique. Cette forme de récit, nouvelle au XIIe siècle, repose en effet sur une mise en histoire, avec ajout de circonstances ad hoc et larges développements, du ou des motifs de chansons célèbres, dont les auteurs demeurent inconnus mais que Marie et ses émules (ou très souvent ses imitateurs) ont entendues ou déjà lues dans des recueils dont aucune trace ne subsiste. Créations au second ou troisième degré en somme, objets savants et divertissements pour gens de haute culture orale ou même écrite.

De quoi traitent-ils, ces lais « modern’style », qu’écoutaient dans le ravissement les princes et les courtisans et commensaux d’Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre, et de son épouse Aliénor, ex-duchesse d’Aquitaine, ex-reine de France arrivée en 1154 à Londres en compagnie de son jeune mari (onze ans de moins qu’elle), après avoir divorcé de Louis le septième ? De l’amour, et singulièrement sous la forme de l’adultère, puisque « l’amour courtois », inventé au XIe siècle par les troubadours de langue d’oc actifs à la brillante cour ducale d’Aquitaine (sise à Poitiers), était une étrange codification du principe selon lequel l’amour passion, interdit dans un couple légitime, ne pouvait éclater et se perpétuer qu’entre une dame mariée et un chevalier de rencontre, voire un inconnu mais dont sa future maîtresse avait entendu vanter les hauts faits d’armes.

Influence de la poésie arabe au retour de la première Croisade, influence du mythe de la Table ronde et des aventures extraconjugales de la reine Guenièvre qui, en cette époque où Histoire et fiction échangeaient leurs récits, paraissaient aussi fiables l’une que l’autre, influence des fortes personnalités tant de Guillaume IX, duc d’Aquitaine et grand-père d’Aliénor, libertin et anticlérical, que de femmes remarquables qui alors possédaient dans ce midi turbulent un pouvoir politique de plus en plus considéré comme impie chez les Capétiens du Nord, de langue d’oïl.

La prégnance littéraire de l’amour courtois, qui, au moins sur le plan littéraire, n’a rien de platonique mais impose au contraire le don des corps presque « at first sight », les lais narratifs permettent d’en appréhender les contours, les nuances thématiques, les limites. Car les lais de Marie et d’autres conteurs, qui se nomment ou restent anonymes, sont d’abord des morceaux créés en vue du divertissement des riches et des puissants, donc des monuments de convention littéraire. Les personnages dont les artistes tirent les ficelles, et tout particulièrement le héros masculin et la dame qui le plus souvent l’attire auprès d’elle, le soustrait à ses devoirs de fidèle vassal en l’amenant à trahir son suzerain et à coucher en secret avec elle, ne s’écartent pratiquement jamais de stéréotypes. Lui est jeune, beau, bien fait (très important, il a les pieds droits !), la mine avenante, et c’est évidemment, dans les innombrables tournois auxquels il participe, un vainqueur incontesté. La dame est blonde, d’une beauté sans pareille – bien qu’entourée de suivantes dont aucune n’est quelconque.

La rencontre suit presque toujours le même rituel. L’initiative des amours, dans un contexte réaliste (c’est-à-dire à la cour) revient à la femme : elle choisit, il cède, plus ou moins contraint ; elle règle la périodicité des entrevues. Jamais les amants ne se lassent l’un de l’autre, mais ils sont presque constamment menacés et ça ne finit bien (souvent) que grâce au hasard (par exemple, le mari meurt et le remariage suit dans la foulée). En contexte magique en revanche – de loin le plus intéressant –, c’est en général le jeune homme, égaré dans la forêt, qui surprend la fée au bain. Elle l’accueille mais exige qu’il obéisse à certains interdits, notamment en ne révélant pas l’existence de son amante. Bien entendu, il les transgresse. Elle disparaît alors. Il est au désespoir. Si elle revient le chercher, c’est pour l’emmener à jamais dans son propre royaume, celui des ombres, il ne reverra pas les vivants.

Il y a des exceptions à cette domination féminine dans les lais. Certaines femmes sont mauvaises, comme dans Bisclavret, le quatrième et le plus tragique des lais de Marie, où une épouse dont l’excellent conjoint, fidèle et amoureux, par moments se change en bête, le trahit afin qu’il reste pour l’éternité, muet, dans son misérable état, et qu’elle puisse le remplacer bientôt. Mais la morale religieuse et sociale, dans ce cas, sera sauve, la femme punie, le mari légitime sauvé par son prince clairvoyant.

Lais du Moyen Âge. Récits de Marie de France et d’autres auteurs

Première page d’un manuscrit des Fables de Marie de France, XIIIe siècle

Que penser de tout cela ? En premier lieu, que les lais ne révèlent en rien la réalité de leur temps. Il suffit de relire le très précieux Aliénor d’Aquitaine de l’historien américain Ralph W. Turner (Fayard, 2011), un des meilleurs travaux concernant ce que l’on appelle parfois » le beau Moyen Âge », ce XIIe siècle antérieur au « petit âge glaciaire », où des vignes productives poussaient près de Londres et où la peste n’avait pas commencé les ravages qui accompagneraient tout du long la future guerre de Cent Ans, pour comprendre que l’ensemble de ces récits témoigne d’un féminisme qui hélas ! n’a jamais existé.

Georges Duby l’a montré, l’amour courtois constitue une splendide supercherie littéraire. La société de la chevalerie triomphante, pourrie par le culte de la virilité et l’effroyable misogynie d’un catholicisme en pleine conquête du pouvoir temporel, est à mille lieues de sacraliser le féminin. Au XIIe siècle, les femmes accablées d’enfantements meurent en couches par milliers et l’épouse doit plier sous l’autorité, forcément tyrannique comme l’est toute autorité, du mâle épaulé par le confesseur.

Mais l’examen du même corpus prouverait peut-être aussi bien à quel point cette littérature déconnectée du monde trivial – et belle précisément pour cela, pour sa préférence avouée pour l’imaginaire – est révélatrice en creux de la réalité sociale où elle s’inscrit : toute chargée des désirs et des frustrations des dames, y compris celles (cela devait se trouver, n’est-ce pas ?) qui étaient laides, et en tout cas se savaient toutes ensemble vouées dès leur enfance, de par leur condition et la brutalité des hommes, à une existence sans rêve.

De cette rancœur, Marie, parce qu’elle est le plus grand de ces créateurs d’utopies, s’affirme comme le plus éclatant révélateur. D’entre ses douze lais (plus un Prologue), les plus significatifs à cet égard sont Lanval, le cinquième et un des plus longs (646 vers), et le plus court et pénultième (Le Chèvrefeuille, 118 vers). Dans le premier, merveille de mise en scène, le « damoiseau » Lanval quitte volontairement à l’ultime fin l’univers des chevaliers, c’est-à-dire la plus brillante des trajectoires ici-bas, pour « sauter d’un seul élan sur le palefroi » de la fée qui le prend en croupe. Celle-ci est le seul personnage de l’ensemble des douze lais qui ait droit à une description complète, vêtements compris : « Elle était vêtue d’une tunique blanche et d’une chemise lacées des deux côtés pour laisser apparaître ses flancs […] Un fil d’or ne jette pas autant d’éclat que ses cheveux sous la lumière », description qui permet d’admirer sans détour non seulement la liberté de son corps suave mais l’extase de la narratrice qui semble envier cette sublime écuyère venue sauver son amant et supérieure à tous les mâles éberlués qui la laissent chevaucher à travers la grand’ salle du palais jusqu’au roi Arthur lui-même, puissante et noble comme la souveraine qu’elle est, comme celle qui rapporte son histoire voudrait l’être.

Quant au Chèvrefeuille, autre emprunt à l’étincelante « matière de Bretagne », qui pourrait oublier la devise, gravée par Tristan sur une branche de coudrier et qui fait fi de toute allégeance autre que celle due à l’amour fou : « Belle amie, il en est ainsi de nous : ni vous sans moi, ni moi sans vous » ? (vers 77-78)

Relisons Marie de France une fois l’an avec admiration et émotion. Elle a encore à nous enseigner et à nous séduire en matière de dévotion amoureuse et d’art de dire. Bien sûr, le charme de sa langue, fait de prestesse en même temps que de puissance, d’élégance et de subtilité, s’apprécie surtout en « ancien français », dans l’idiome originel qui conserve encore tant de traits de la concision du latin. Mais ses textes sont ici traduits avec une louable exactitude sémantique, à défaut de toujours coller à la brièveté de l’original : «  Bele amie, si est de nus, / Ne vuz sanz mei, ne mei sanz vus. »

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