Jim Harrison, grand romancier et poète, pêcheur à la mouche, scénariste, escaladeur des cimes, amoureux des grands espaces sauvages, autant d’airs connus. Mais sa plume a aussi gouleyé dans la critique gastronomique et Un sacré gueuleton, qui rassemble pour la première fois ses chroniques, nous invite à une ripaille à nulle autre pareille, une formidable dégustation de la vie.
Jim Harrison, Un sacré gueuleton. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, Flammarion, 374 p., 21,50 €
Gourmet, gourmand, glouton, voici Big Jim en verve sur la bonne chère et le bon vin, qui écrit allègrement pour Brick, Smoke Signals et quelques autres magazines en sa « qualité de critique gastronomique, ligne directe sur les plaisirs gustatifs ». Il faut dire qu’il a un grand-père cordon bleu, une mémoire sensorielle aiguisée pour retrouver ses émotions prandiales doublée d’une insatiable curiosité de baroudeur des restaurants. Et pour Harrison, revivre un voyage c’est évoquer un ragoût d’anguille, des verres de pic-saint-loup et de gigondas (du domaine du Cayron), le marché d’Arles ou encore une fabuleuse cuisinière de Bourgogne.
Après les Aventures d’un gourmand vagabond (Christian Bourgois, 2002), après Les Péchés capitaux (Flammarion, 2015), voici – au fil de chroniques qui n’ont rien oublié de la faconde persuasive de l’ancien vendeur d’encyclopédies dans la région de Boston – ses considérations sur « la bouffe, le sexe, la mort », ses banquets et mises en appétit qui dessinent une biographie vagabonde mais toujours cohérente, un autoportrait rabelaisien, assaisonnés d’une réflexion philosophique sur notre temps.
Fine gueule, fine mouche et fine gâchette, Jim Harrison (mort en mars 2016 à l’âge de 78 ans) avoue une ascendance canine et tue pratiquement tout ce qu’il mange : canards, grouses, cailles comme autres truites et carpes, et il les mijote avec délectation dans le grand chariot-cuisine bâché attenant à sa maison de bois de Patagonia en Arizona.
Lors de ses randonnées, chemin faisant, il se régale tout simplement d’un crotale sur braise, d’une omelette aux œufs d’aigle. Partageur, il nous donne ses recettes – mais attention : à suivre à la lettre ! – dont celle du ragoût caraïbe, du pozole d’ours ou de l’escalope de canard aux cerises séchées et à la grappa, des cocottes copieuses et parfumées, car notre ogre a un coup de fourchette phénoménal pour vivre dans les étoiles. « En quoi consiste un régime revigorant sinon à vivre intensément, à voir intensément, à écrire intensément, à faire l’amour intensément ou, comme disent les Français à fricoter intensément pour employer ce nouveau terme branché à Paris. »
Une tambouille de la chair et de l’esprit où la critique s’exerce à tout instant et sur toute chose, où la politique se décrypte au travers des régimes alimentaires et des mets aux tables du pouvoir. Halte aux « nazis de la santé », aux croqueurs de fast-food, à la piquette californienne, à la malbouffe – et un coup de tranchoir en passant au grand Paul Bocuse, qui ose se compromettre dans la cuisine minceur, « une fumisterie encore pire que la psychiatrie » – en revanche, bienvenue à la fête culinaire, à la marinade, « sauce de violence et de lubricité ».
D’où les anecdotes, les fantasmes, toutes les espiègleries et les correspondances entre un plat et un poème de Keats ou d’Emily Dickinson, un vin à déguster pour lire Rimbaud et Baudelaire. Éternel assoiffé, Jim Harrison connaît aussi bien le coup du curé que la paulée, le vin de bistrot que le grand cru, mais il pose ses distinctions – « le whisky est un célibataire alors que le vin a une maîtresse, la bouffe » – pour mieux enchaîner les lampées sur des pièces de gibier. Son style, sa verve ont la vigueur, le fumet d’une marmite toujours au chaud sur le coin du fourneau.
À table donc – mais avec Jeanne Moreau, Orson Welles ou Federico Fellini qui lui propose de cuisiner ensemble –, agapes avec Thomas McGuane, œnologue et grand cuisinier new-yorkais, et ses bons amis –, c’est l’amitié, le bonheur des rencontres autour d’une dive bouteille qu’il célèbre à chaque page. Des services délirants d’invention, des bombances sorties de noces baroques, des clins d’œil à Schubert et Purcell ou comment manger en musique, fricasser sur un air de reggae, l’émerveillement toujours en veille. Harrison donne ses bonnes adresses, ses produits de référence, ses haltes jubilatoires mais aussi ses remèdes : « Dès que la vie fait mine de m’écraser, je sais que je peux faire confiance au bandol, à l’ail et à Mozart. »
Grand styliste, Harrison fait cohabiter la cuisine et l’écriture dans une harmonie vivante, il accommode ses chroniques à ses méditations qui débordent très largement le propos culinaire : aux états d’âme, à l’enthousiasme du régal répond une prose directe et chaleureuse, sans maniérisme, pleine d’humour vache, un jus macéré qui coule dru.
Tout se passe sous le signe de l’invention, de l’accord personnel au moment d’une création, Jim Harrison reprend ainsi la tradition des almanachs américains, truffés de notes sur la vie du voyageur, de l’arpenteur et du pionnier, consignant découvertes et flambées. Curieusement, aucune des chroniques n’est datée à l’exception du menu extravagant du « Déjeuner d’Amphytrions du Lundi Dix-Sept Novembre de la Troisième Année du Vingt et Unième Siècle », inspiré par de grands auteurs et de grands cuisiniers, tous cités. Toujours cette alliance du savoir-faire à l’écritoire, à la broche et au four.
Un sacré gueuleton, sous-titré en couverture « Manger, boire et vivre » offre une somme d’une profonde humanité, antidote à la mélancolie, où libations et festins se succèdent, où Harrison ne craint pas de prendre la relève de Carême, Brillat-Savarin ou Grimod de La Reynière. Vin blanc apollinien, vin rouge après la tombée du jour pour lutter contre la nuit de l’âme, Big Jim salive à l’aise dans ses chroniques brèves, tour à tour incisif et méditatif, solidement libertaire et frondeur, en somptueux appétit, à l’image de l’un de ses personnages qui « mangeait littéralement à grandes bouchées le soleil, la lune et la terre ».