La philosophie peut-elle se satisfaire de la dénonciation de l’aberration ? Nous savons bien que l’erreur absolue n’existe pas et que le travail de la philosophie consiste, précisément, dans le discernement du vrai selon le degré de vérité auquel nous pouvons parvenir pour chaque objet de nos investigations. Jean-François Braunstein, philosophe des sciences et de la médecine, a choisi la forme du pamphlet pour dénoncer, à juste titre, les errances de la théorie du genre, de l’animalisme et de certaines doctrines justifiant l’euthanasie.
Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort. Grasset, 394 p., 20,90 €
La sexuation humaine, l’animal, la mort : dans les trois cas, il s’agit non seulement de la vie, mais du discours sur l’homme de la dernière modernité. Il y avait déjà, à ce stade, matière à réflexion : pourquoi cette crise du « genre », ce problème aux frontières avec l’animal, ces nouvelles attitudes devant la mort ? Mais l’auteur a choisi l’inventaire tératologique plutôt que, non pas la réfutation – qui, on le sait depuis Hegel, est impossible et à laquelle il se refuse au prétexte qu’il serait déjà immoral de s’y livrer –, mais l’exercice de son pouvoir de questionnement. N’aurait-il pas mieux valu travailler au corps ces auteurs, les pousser jusqu’aux limites des apories, situer la provenance de ces pensées ? Braunstein nous accorde bien quelques réflexions d’ordre général sur le refus d’une certaine passivité irréductible à propos de notre incarnation, sur le fantasme d’une dissolution avec le vivant animal et sur le rêve d’une production parfaite de la vie, mais son travail proprement philosophique déçoit ; quand on ne le prend pas en flagrant délit de non-respect des textes, comme celui de Foucault intitulé Le corps utopique qui, loin de tourner à une sorte d’éloge gnostique de l’âme, entend montrer toute la magie du corps, « grand acteur utopique ».
Pourtant, que de choses à dire sur l’œuvre John Money, pionnier de la théorie du genre et thérapeute sauvage s’illustrant brillamment dans l’affaire David Reimer, garçon mutilé à la suite d’une opération d’un phimosis, et que Money voudra à toute force, jusqu’au suicide de son patient, transformer en fille. Que de choses à dire également en philosophe à propos de la pensée d’Anne Fausto-Sterling, ardente propagandiste de la quasi-infinité des sexes ! Comment la philosophie, pour ne parler que de celle du XXe siècle, a-t-elle pu passer du Dasein heideggérien neutralisant la différence sexuelle, ou plutôt, si l’on suit la lecture plus complexe de Derrida dans « Gechlecht. Différence sexuelle, différence ontologique » (in Heidegger et la question, Galilée, 1987), découvrant une « asexualité à l’égard de la différence, mais pas à l’égard de la sexualité même », une « sexualité pré-duelle », à un « sujet » pouvant s’offrir à une multiplicité de sexes et de combinaisons entre eux ? À moins que Fausto-Sterling et Judith Butler soient des disciples à leur insu de Heidegger ? On voit déjà le nœud de questions, touchant non seulement à l’histoire de la pensée (ce n’est pas pour rien que l’on s’est penché sérieusement sur les relations que Derrida a pu entretenir avec le néoplatonisme) mais à l’extrême violence avec laquelle le monde intellectuel aborde certains sujets au lieu de faire preuve d’une finesse et d’une subtilité capables de recueillir tout l’héritage de la tradition – comme si l’on s’interrogeait sur le corps, la vie et la sexualité depuis hier –, allant du problème de l’âme chez les Grecs jusqu’à Freud en passant par la théologie chrétienne proclamant la résurrection d’un corps libéré, non de la sexualité, mais du désir et de la nécessité de la succession des générations.
Ce qui semble caractériser ces tentatives de détruire les frontières, les limites, déjà bien attaquées par un néolibéralisme engendré par le triomphe du modèle productif, c’est une sorte de réactivation post-nietzschéenne du mythe renaissant de la métamorphose, lui-même trouvant ses racines dans l’Antiquité. Mais il y a une généalogie sociale et politique de cette forme du retour du mythe. Que ce soit la conception moderne du sujet, celle de l’animal – à comparer à l’extraordinaire richesse de la pensée médiévale sur l’animal, alors même que la Bible, à part quelques chameaux et brebis anonymes, met peu en scène l’animal, le serpent, le bœuf qui ne doit pas être muselé quand il foule le grain, l’ânesse de Balaam, le chien de Tobie –, on voit bien qu’il y a dans ces mouvements gender et animaliste une tentative pour sortir par la métamorphose généralisée des impasses modernes. C’est assez clair en ce qui concerne le gender, mais également pour les antispécistes qui vont bien au-delà de la revendication du droit de l’animal et jusqu’à, chez l’autre grande prêtresse américaine Donna Haraway notamment, une sorte de fusion avec lui. Il n’en serait pas de même des mouvements euthanasistes, lesquels renforcent certainement le poids terrible de la production, partagés qu’ils sont entre la vie « digne d’être vécue », et donc d’une mort également digne, et le songe d’immortalité.
Que signifie pour l’humanité la différence, non pas mâle/femelle – et l’on voit bien que la question de la différence avec l’animal est déjà engagée –, mais homme/femme, laquelle déjà surmonte la différence sexuelle – une humanité une – puisqu’il ne s’agit plus simplement d’une différenciation nécessaire à la perpétuation de l’espèce, tout en la creusant, car il y a bien deux modes d’existence de l’humain ? Comment la question de l’animal s’est-elle construite dans l’histoire de la pensée ? Pourquoi ce changement brutal de paradigme avec Descartes par rapport à Aristote, dont Braunstein rappelle opportunément combien sa réflexion sur l’animal a été importante ? Et il ne sert de rien de moquer le travail que tente Derrida dans L’animal que donc je suis (Galilée, 2006) et ailleurs, lequel Derrida se garde bien des excès de l’animalisme, même quand il se demande si Heidegger et Levinas ne demeurent pas finalement dans l’horizon cartésien. Quant à la mort, que dire au-delà du scandale de la légitimation de l’eugénisme, et des dangers potentiels de la doctrine de la mort cérébrale (avec Hans Jonas, dénonçant cette nouvelle définition de la mort, Jean-François Braunstein redevient un instant philosophe), alors même que notre époque a renouvelé profondément, non la « philosophie de la mort », mais la pensée de ce que synthétisait Derrida dans le syntagme « la vie-la-mort » ?
Puisse-t-on engager, avec ces reproches, l’auteur à nous offrir un autre livre qui repère des échos dans la tradition, discerne des vérités et enfin élabore sur les questions du genre, de l’animal et de la mort, sinon des réponses, du moins un discours qui en éclaire le sens.