Première personne, septième roman de l’auteur tasmanien Richard Flanagan, relate l’histoire de Kif Kehlmann, embauché pour écrire l’autobiographie de Siegfried Heidl, grand escroc australien des années 1980. Ce texte en jeux de miroirs pose la question de la vérité, ainsi que celle du statut du récit fictif. En attendant Nadeau a pu s’entretenir avec l’auteur lors de son passage à Paris.
Richard Flanagan, Première personne. Trad. de l’anglais (Australie) par France Camus-Pichon. Actes Sud, 400 p., 23 €
Ce roman est un paradoxe : basé sur un vrai incident – votre embauche il y a trente ans par une maison d’édition afin d’écrire l’« autobiographie » de John Friedrich, célèbre escroc australien —, il raconte l’histoire d’un « nègre » qui, confronté au silence puis au suicide de son sujet, se voit obligé de tout inventer. Est-ce une façon d’interroger le rôle de la recherche dans la création des fictions ?
Les écrivains font de la recherche pour deux raisons. D’abord, pour éviter la terreur et la difficulté inhérentes à l’élaboration d’une phrase, ils vont passer toute une journée à se renseigner sur quelque chose, après quoi ils se sentent vertueux, comme s’ils avaient réalisé un vrai travail. Deuxièmement, aujourd’hui on se méfie – surtout chez les Américains – de la fantaisie et de l’imagination : on préfère une littérature fondée sur la réalité et l’expérience, sinon elle n’est pas considérée comme légitime.
Privilégiez-vous alors l’écriture et le style ?
Vous êtes spécialiste de Philip Roth. Je me demande comment ses livres s’en sortiront à l’avenir. C’est difficile à dire. Il est très bon styliste. Moi, j’aime les phrases, et lui, il en a écrit de très belles. En même temps, je ne sais pas si beaucoup d’entre elles survivront. Ce qui marche à un moment de la vie ne marche pas plus tard.
Quels livres ont inspiré votre désir de devenir écrivain ?
Je me voulais écrivain avant même de pouvoir lire.
Comment ça ?
Mon père est le seul membre de sa famille à être resté plus de trois ans à l’école. Ses parents ainsi que la plupart de ses frères et sœurs étaient illettrés. Il en va de même aujourd’hui pour la plupart de mes cousins. Mais mon père a terminé le lycée, en sortant avec un sentiment d’émerveillement à l’égard de l’écriture, qu’il considérait comme magique. Et il a compris combien ceux qui n’y avaient pas accès étaient opprimés. Un jour, je lui ai demandé pourquoi il l’aimait tellement et il m’a répondu que c’était la première belle chose qu’il ait connue. Il est né en 1914, donc sa littérature était celle du XIXe siècle, surtout les poètes : il pouvait en réciter une quantité impressionnante. Et puis, là où j’ai grandi, il n’y avait pas d’art ni de politique, mais on avait des contes. Ils étaient circulaires, digressifs, ils n’avaient ni point de départ ni fin, mais une fois racontés ils marquaient l’esprit. Donc j’ai grandi avec ces deux choses : les récits de ma mère et ce sentiment du pouvoir transcendant des mots, l’idée qu’on pouvait deviner l’univers et en créer un nouveau à partir de vingt-six symboles abstraits. Il y avait là quelque chose de magique.
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Mark Zuckerberg © Anthony Quintano
On pense au héros de Première personne, Siegfried Heidl : à partir des mots, il fabrique une histoire farfelue.
Actuellement, je m’intéresse à la vérité. Il me semble qu’aujourd’hui il y a deux genres d’histoires : d’un côté, des mensonges toxiques, et de l’autre, des fictions incarnées dans des romans, l’une des formes suprêmes de la vérité. L’être humain est par nature un conteur. Le roman facilite alors la compréhension de soi d’une manière inaccessible à la philosophie ou à la psychologie. Aujourd’hui, l’idée même de vérité est assiégée, ce qui mène à la théorie selon laquelle le roman serait redondant, que la réalité aurait dépassé la capacité de la fiction à représenter le monde. J’ai voulu alors écrire un livre pour défendre la nécessité de la vérité, la valeur fondamentale de la vérité, en créant une opposition entre ces deux façons de considérer des histoires.
Est-ce pour cela que vous êtes revenu sur cet épisode de votre vie ?
Le point de départ a été un article où Zuckerberg (le fondateur de Facebook) a dit que la vie privée n’était plus admissible comme norme sociale – que l’époque où l’on avait deux identités, l’une à la maison et l’autre au bureau, était révolue – et que dorénavant on aurait ce qu’il appelait l’« l’intégrité » d’une identité en ligne. Il me semble que ce rêve est identique à celui de grands tyrans. Je crois que c’est García Márquez qui disait que tout le monde a une vie publique, une vie privée et une vie secrète, ces dernières étant les sphères où l’on comprend notre complexité, où l’on n’est pas réductible à un personnage, à une mascarade sociale.
Quel rapport avec votre roman ?
La volonté de supprimer la vie privée, volonté des régimes totalitaires, concrétisée dans le smartphone rangé dans votre poche arrière, est aussi celle de l’escroc avec qui j’ai travaillé jeune homme. Il cherchait à contrôler des gens en découvrant tout ce qu’il pouvait sur leur vie privée. Et le solipsisme et le narcissisme avec lesquels il manipulait ces histoires rejoignent le côté obscur de la vie contemporaine, facilité par un nouveau solipsisme, où chacun est une « première personne » sur ses comptes Instagram ou Facebook. Aujourd’hui, surtout en Amérique, on croit que le roman est redondant, que la seule littérature valable est celle des mémoires, qui sont enracinés dans l’expérience réelle et vérifiables par tout le monde. Donc, pour défendre le roman, j’ai écrit un roman sous la forme de faux mémoires d’un escroc.
C’est une mise en abyme ?
Ce sont les mémoires d’un homme en train d’écrire de faux mémoires, qui devient lui-même ces faux mémoires.
La frontière entre les deux n’est pas très claire. Ce livre est-il l’œuvre de Kif ou de Heidl ?
Au début, le narrateur affirme que l’écrivain est moralement, intellectuellement et artistiquement supérieur à l’escroc – c’est ce qu’il pense de lui-même – puis il y a un virage au milieu du livre : le lecteur se rend compte qu’en fait c’est l’inverse.
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Richard Flanagan © Colin Mcdougall
En quoi l’écrivain serait-il moralement inférieur à l’escroc ?
Parce que c’est lui l’assassin. Il tue Heidl.
L’ambiance paranoïaque me rappelle Don DeLillo. On ne sait pas trop comment Heidl a gagné son argent, même s’il y a des évocations de la CIA et de la NASA.
J’aime beaucoup DeLillo. C’est évident que Heidl a volé, parce qu’il s’est fait pincer. Pour le reste, c’est le discours typique des criminels et des politiciens : on s’approprie des causes, des ennemis, ça fait partie de leur ridicule. Si ce livre était un polar, tout serait clairement défini, mais dans un vrai roman, comme dans la vie, on ne sait jamais exactement ce qui s’est passé.
Le BAS, organisation contrôlée par Heidl, est-il inspiré d’une structure authentique ?
Voici le fond historique de mon roman : en 1990 ou 1991, quand j’essayais d’écrire un roman, j’ai reçu au milieu de la nuit un coup de fil de John Friedrich, le plus important escroc industriel australien. Il était sur le point d’être emprisonné et m’a offert dix mille dollars si j’écrivais ses mémoires en six semaines. Puis, à mi-chemin, il s’est tiré une balle : il me restait alors trois semaines pour terminer le livre tout seul. Il avait volé à peu près un milliard de dollars australiens en valeur actuelle. Il revendiquait des connections avec la CIA. Lorsqu’il s’est suicidé, j’ai dû écrire la biographie d’un homme qui ne m’avait révélé aucun élément réel de sa vie. Je l’ai fait et j’ai eu mon argent, ce qui m’a permis d’arrêter de travailler et de me concentrer sur mon premier roman.
Friedrich dirigeait un organisme appelé le National Safety Council, à ses débuts une petite structure caritative devenue en quelques années une force paramilitaire de six cents personnes ayant accès aux installations militaires, dont celle de Pine Gap, centre d’espionnage américain au milieu du désert australien où il y avait une station radar connectée au réseau de défense américain. Friedrich y a eu accès et son personnel s’occupait de la sécurité.
Vous sentiez-vous envahi par John Friedrich tout comme Kif le fut par Heidl ?
J’ai été terrifié par lui. Comme mes contemporains à l’époque, je ne croyais pas au concept du mal : les actes abominables seraient la conséquence de l’environnement, etc. Puis je l’ai rencontré, et j’ai changé d’avis.
Avait-il essayé d’entrer dans votre tête et d’obtenir des informations concernant votre femme et vos enfants ?
Bien sûr. Mais je n’ai passé que trois semaines avec lui avant son suicide. Tandis que j’ai passé trois ans avec ce roman, donc je connais mieux ce personnage que Friedrich. Mon problème, c’est que les deux ont fusionné, ce qui fait que j’ai dû inventer beaucoup plus que je ne savais.
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Bagne de Porth Arthur en Tasmanie © Fanny Schertzer
Pourquoi avoir appelé ce roman Première personne ?
Parce que c’était un argument en faveur du roman, écrit à la première personne, sur des narrations à la première personne, afin de montrer combien elles sont fictionnelles et pas fiables, même s’il s’agit de la plus factuelle des autobiographies. J’en savais quelque chose, vu que ma première autobiographie était romanesque.
Vous raillez l’esthétique américaine – l’idée que le roman doit s’appuyer sur la recherche – mais les vôtres aussi s’appuient sur des événements réels.
Parfois, oui.
Lorsque vous décrivez la politique australienne des années 1980 et 1990, ou le personnage de Heidl, inspiré de Friedrich, il s’agit d’évènements historiques.
Historiques ? Je crois que mon roman décrit notre contemporanéité. Le roman historique n’existe pas : lorsque les spectateurs assistaient à une représentation d’Antoine et Cléopâtre, ils regardaient une pièce contemporaine qui se servait d’une trame prétendument ancienne pour parler de leur époque. Chaque roman est contemporain : on introduit un peu d’intrigue, un peu de personnages pour faire un mélange, mais tout cela n’est pas le vrai sujet, d’où la confusion.
Laquelle ?
Le véritable sujet, c’est le monde d’aujourd’hui. Je n’aurais pas pu écrire ce roman il y a dix ans.
Lorsque, il y a trente ans, vous avez écrit l’autobiographie de Friedrich, a-t-il été difficile d’imaginer les pensées de quelqu’un d’antipathique ?
Non. Ce sont des absurdités enseignées dans les écoles de « creative writing » américaines : il faudrait ressentir de l’empathie pour ton personnage. Pourquoi ? On n’en a pas besoin, au contraire, cela amène inéluctablement au pathos. Alors qu’on trouve en soi-même les pires monstres du monde.
Vous êtes né en Tasmanie et y avez toujours vécu. Les passages du roman qui y sont situés paraissent plus sauvages, plus primitifs.
Il y a deux faits saillants concernant la Tasmanie : elle est loin de l’Australie, et son histoire est totalement différente. Elle a toujours été la plus pauvre et la plus arriérée des États australiens. Une guerre d’extermination a été menée contre les autochtones qui n’a laissé qu’une centaine de survivants. Et, pour le premier quart de son histoire, elle était un État totalitaire avec des esclaves, des conscrits : après l’interdiction de la traite, les navires qui avaient emmené les Africains en Amérique ont commencé à transporter des Irlandais en Tasmanie. Dans l’imagination australienne, elle occupe une place semblable à celle du Mississippi pour les Américains.
La question des origines est posée dès l’incipit : « Notre premier conflit, ce fut sa naissance. » Plus tard, il y a une description crue de l’accouchement des jumeaux du narrateur.
J’avais besoin de cette scène pour montrer la lâcheté fondamentale du personnage. Et puis, j’ai toujours eu envie de décrire une naissance : la littérature est pleine de scènes de mort, mais pas d’accouchements. Tolstoï en décrit un dans Anna Karénine, mais on n’y assiste pas. Et Knausgard le fait très bien dans son deuxième livre. Je n’en connais pas d’autres. C’est étrange !
Propos recueillis par Steven Sampson