Un livre peut être bon parce que bien écrit et construit, bon donc comme livre, et néanmoins détestable par ce qu’il dit. Il est tentant de n’en rien dire mais comment ignorer l’écho que ce livre suscite ? Cet écho même fait le problème. Non qu’il s’agisse d’une affaire de réussite commerciale : s’il faut parler du Mal qui vient de Pierre-Henri Castel, c’est parce qu’il est symptomatique d’un air du temps déplorable et nuisible, celui d’un catastrophisme radical.
Pierre-Henri Castel, Le mal qui vient. Cerf, 128 p., 12 €
La redoutable qualité de ce livre tient à la force de sa cohérence et donc à l’efficacité de son argumentation. Il est fondé sur deux hypothèses complémentaires : que la fin de l’humanité est prévisible à une échelle de temps historique – de l’ordre d’un petit nombre de siècles – et que cette fin se produira dans un accomplissement du mal le plus absolu qui se puisse penser. Une fois posées ces deux hypothèses, Pierre-Henri Castel en tire méthodiquement toutes les conséquences. Il le fait en prenant ses distances avec deux thématiques auxquelles son approche pourrait faire penser.
En premier lieu, cette fin de l’humanité ne doit pas être confondue avec la thématique hégélienne de la « fin de l’Histoire ». Cette dernière perspective n’a, en effet, rien de tragique. La conscience de l’Histoire est un phénomène relativement récent, ignoré du rationalisme antique. Quand Thucydide écrit son livre sur La guerre du Péloponnèse, il raconte et analyse des évènements dont il s’efforce de tirer les leçons politiques, diplomatiques, militaires ; et ces leçons, écrit-il dans sa préface, seront « un acquis pour toujours ». Autant dire que semblables évènements sont susceptibles de se reproduire, ou du moins des évènements comparables pour l’essentiel. Les évidentes différences des situations ne sont que l’écume des choses, l’important réside dans les constances des postures politiques, des conflits diplomatiques, des tactiques militaires. C’est dans un tel esprit que l’on continue à étudier la bataille de Cannes dans les écoles de guerre et que l’on y enseigne que l’Italie se conquiert par le nord – comme fit Hannibal – et certainement pas par le sud, au risque de piétiner longtemps, comme il arriva aux Américains après leur débarquement en Sicile. On y enseigne aussi que le « général Hiver » est le plus efficace défenseur de la Russie. Les situations politiques changent, l’armement aussi – pas la logique des batailles.
Vivre dans l’Histoire, c’est s’attacher à la dimension destinale de la vie d’un peuple, à tout ce qui ne se produira qu’une fois, chance à saisir ou malheur à subir, et qui constitue le sens de son existence collective. Parler d’une « fin de l’Histoire », c’est considérer qu’un peuple a cessé de se vivre dans cette dimension destinale, que tout ce qu’il est appelé à vivre ne sera que répétition de situations très comparables à celles qu’il a déjà vécues, sans que l’on puisse parler d’un progrès, non plus d’ailleurs que d’une régression. On ne marche plus, on répète. Ce n’est pas que plus rien ne se produirait, c’est seulement que rien de ce qui pourra se produire ne sera supposé engager quoi que ce soit d’essentiel.
La notion d’Histoire – ainsi entendue comme une dimension essentielle de l’existence collective – trouve son origine dans la théologie chrétienne, avec l’évènement fondateur qu’est l’Incarnation suivie de l’annonce du retour du Christ à la fin des temps. Or un autre aspect de cette conception chrétienne est de s’attendre à ce que cet accomplissement ultime se produise dans les conditions épouvantables que raconte un livre dont le titre signifie en grec « révélation » mais a fini par être entendu dans une acception exclusivement catastrophiste : Apocalypse. C’est la deuxième thématique avec laquelle Castel prend ses distances, celle justement de l’apocalypse. Ce n’est pas qu’il refuserait le mot, mais il tient à préciser que « l’horizon apocalyptique », dont il propose d’explorer les conséquences de l’idée, est « non religieux ».
On veut bien croire que telle soit son intention et il est clair que sa (terrible) fin de l’humanité n’a rien à voir avec une fin de l’Histoire perçue comme accomplissement de la totalité de ce que l’humanité peut (et a pu) vouloir. Il est plus difficile de le suivre lorsque insiste pour se dire « non religieux » un auteur qui met son apocalypse sous le signe du « Mal qui vient », et qui substantialise ce mal, le personnifie même, d’une superbe, gigantesque, majuscule. Qu’est-ce alors qu’être religieux, si attacher une telle importance au Mal n’a rien de religieux ? Suffit-il, pour n’être pas religieux, de parler d’une « apocalypse sans royaume » ? Cette démarche paraît plutôt celle de qui a conservé de la religion les principaux modes de pensée après avoir perdu l’espérance. Donc, l’apocalypse sera « sans royaume » et le Mal vaincra. Comme l’auteur est cohérent, on peut considérer que, même s’il ne le dit pas expressément, il ne refuserait pas cette conséquence. Il n’y a donc rien à lui reprocher sur ce terrain.
On peut en revanche tenter d’évaluer le sérieux de sa démarche. À certains moments, il paraît convaincu que l’extrême disparition de l’humanité est pour bientôt – quelques générations – et qu’elle se produira d’une façon catastrophique, plus en rapport d’ailleurs avec la pollution et le réchauffement climatique qu’avec « l’hiver nucléaire » qu’on redoutait dans les années soixante. Il illustre bien ce qu’il vise quand il raconte que, dans certaines régions des États-Unis, on vend de petites machines dont la fonction est d’accroître la pollution produite par les moteurs. À d’autres moments, toutefois, il donne l’impression de ne se livrer qu’à une expérience de pensée, dont on reconnaît volontiers la cohérence et la pertinence, comparables à celles d’autres jeux intellectuels.
Peu importe, au fond, le sérieux de la croyance de l’auteur ou le caractère ludique de son livre, dans la mesure où celui-ci est réussi, ce qui est le cas. L’hostilité qu’il suscite tient à l’hypothèse même qui le fonde, et cette hostilité sera d’autant plus vive que son succès sera grand. Il y a en effet quelque chose de performatif dans cette annonce de la catastrophe. Même si l’on sait bien que ce n’est pas un livre qui pourra la provoquer, on peut juger inquiétante la prolifération de pareilles annonces.
Sans doute l’air du temps n’est-il plus à regarder l’avenir sur le mode de l’espérance plutôt que sur celui de la résignation. Sans doute est-il vrai que d’aucun(e)s répugnent désormais à procréer pour ne pas imposer un monde pareil à d’innocents enfants. Mais on ne parle là que d’un air du temps, et le refus de procréer pour de tels motifs n’est pas un trait distinctif de notre époque. C’est le « désormais » qui est de trop. Chaque fois qu’un peuple a été saisi par la perspective d’une fin d’époque, qu’il a pressenti l’achèvement d’une formation politique ou culturelle, il l’a vécu sur le mode de la fin du monde et non sur celui de la fin d’un monde. Ce n’est jamais soi seul que l’on voit menacé de disparition, mais la totalité. Quelque chose s’écroule et l’on trouve d’excellentes raisons de penser que plus rien ne subsistera. D’autres, pourtant, peuvent, à bon droit aussi, voir à l’avenir d’autres couleurs.
On peut toujours revenir à l’exemple paradigmatique qu’est, pour notre civilisation européenne, la chute de l’Empire romain. Un certain nombre de contemporains de cette époque ont perçu que se produisait ce en quoi nous voyons un écroulement généralisé. Cassiodore, dont l’existence couvre à peu près la totalité du VIe siècle, en fut tellement conscient qu’il fit tout son possible pour sauver ce qui pouvait l’être, et nous lui devons la préservation d’une bonne part des livres anciens qui nous sont parvenus. La catastrophe ne fut pas que politico-militaire, elle fut aussi climatique et sanitaire. Il y eut en effet un refroidissement considérable dû, cela semble désormais acquis, à une gigantesque éruption volcanique qui s’est produite en 540 en Amérique centrale. Ce ne fut pas « l’hiver nucléaire » sur lequel des penseurs comme Karl Jaspers, Günther Anders et Hans Jonas ont, dans les années soixante, tenté d’alerter leurs contemporains, mais les descriptions des contemporains ressemblent étrangement aux spéculations de ces auteurs du XXe siècle. Cassiodore écrit ainsi que l’on « observait un soleil de couleur bleue » ; Procope de Césarée dit que « cela ressemblait au soleil lors d’une éclipse ». Cet hiver volcanique ruina définitivement des cultures aussi traditionnelles que celle des céréales libyennes ; il affaiblit tellement la population de tout ce qui avait été l’Empire romain que celle-ci avait perdu ses défenses naturelles quand survint une épidémie de peste. Bref, on eut bien là une « fin des temps » – après laquelle la vie a repris comme repousse l’herbe dans une prairie polluée.
Castel remarque à juste titre que l’angoisse de l’hiver nucléaire « ne nous obnubile plus guère », alors même que la prolifération nucléaire est devenue telle que ce risque s’est considérablement accru. La fin de l’humanité dont il s’efforce de penser les conditions serait plutôt la conséquence du dérèglement climatique, de la pollution, de la disparition de nombreuses espèces. Pas plus que celle de la guerre atomique, une telle menace ne saurait être négligée ni même sous-estimée. Encore faut-il se demander pourquoi elle nous préoccupe tellement – dans les discours du moins, car nous ne faisons pas grand-chose pour nous en prémunir. Comment s’étonner qu’au sortir d’un magnifique été on peine à s’affoler d’un réchauffement de la terre dont on ne perçoit que les aspects plaisants ? Point là de fascination pour « le Mal ». Les avertissements que lancent les climatologues passent et lassent ; ils s’ajoutent à toutes ces informations terrifiantes dont les médias font leur menu quotidien. Et nul ne se sent la possibilité d’agir efficacement contre un phénomène aussi global que la perturbation du climat de la planète.
N’en déplaise à Pierre-Henri Castel, il ne suffit pas d’écrire que l’on travaille dans un « horizon non religieux » pour ipso facto échapper à toute dimension religieuse. L’innocent rationaliste peut concevoir une apocalypse ; l’obsession du « Mal » persiste à lui échapper.