À l’intérieur de la machine de mort

Le national-socialisme n’est pas pour l’essentiel une manifestation de la modernité, il n’est pas seulement la dérive technique de l’Occident, comme d’aucuns, à l’instar de Heidegger, le prétendent, mais, ainsi que le souligne Johann Chapoutot, une « Révolution culturelle » dont le but et l’aboutissement sont, avant tout, l’élimination physique des races dites « inférieures » et la destruction radicale de l’ensemble de la pensée libre telle qu’elle définit l’Europe depuis au moins le XVIIe siècle.


Johann Chapoutot, Comprendre le nazisme. Tallandier, 428 p., 21,90 €


Dans ses  ouvrages, dont EaN a déjà rendu compte (par exemple, Le nazisme. Une idéologie en actes ou La loi du sang), Johann Chapoutot fait voir et sentir toute la dimension du crime avec une précision et une érudition rares en France dans ce domaine. Le motif essentiel du présent livre est la « Révolution culturelle » que veut être le nazisme et qui se définit par des contenus qu’il n’a pas inventés : racisme, antisémitisme, inégalité humaine, darwinisme social. Tout cela est importé tardivement en Allemagne, à la fin du XIXe siècle, dans un pays en proie à la plus formidable mutation que l’Europe ait connue. La population passe en quarante ans de 40 à 67 millions d’habitants, les villes connaissent des croissances énormes, de quelques milliers à des millions d’habitants, entre 1870 et 1914. L’expansion économique dépasse largement celle de tous les autres pays européens.

Depuis 1871, date de sa fondation politique, l’Allemagne wilhelminienne, dans un climat d’excès, est en proie à une sorte d’hystérie du progrès. Tout cela, déjà en soi fragilisé, est d’un coup englouti par la catastrophe irréparable de la Première Guerre mondiale dont l’Allemagne est largement, mais pas entièrement, responsable.

Johann Chapoutot, Comprendre le nazisme

Johann Chapoutot © Georges Séguin

Il se développe à cette époque brutalité sociale et mépris biologique, comme le montrent, parmi d’autres, Norbert Elias dans son remarquable Les Allemands ou Nicolaus Sombart dans un ouvrage beaucoup  plus superficiel, Les nobles vertus des hommes allemands. Désormais, il s’agit de  débarrasser l’Allemagne de tout ce que représente l’Occident, de tout ce qui provient de la Révolution française. Pour les nazis, il n’y a pas d’humanité ni d’égalité entre les hommes. Il y a d’un côté la latinité, les démocraties affaiblies, l’influence en somme délétère de Rome, de l’autre le Volk, « communauté organique déterminée par la nature », le peuple biologique dans son authenticité juvénile. L’Allemagne seule est détentrice de  vie et de vérité. C’est le corps allemand musclé, gymnaste, livré aux forces de la réalité, qui seul compte. « Les nazis, ces zoologues de l’humain, considèrent que nous sommes des animaux qui se jettent à la gorge les uns les autres, des espèces ou des races qui s’entretuent littéralement pour la maîtrise des espaces et des environnements », écrit l’auteur. Il fallait désoccidentaliser l’Allemagne, la rendre prétendument à elle-même .

Ce corps allemand a besoin de son « espace vital », de Lebensraum, un concept né à la fin du XIXe siècle et justifiant la colonisation et la supériorité raciale de l’aryen. C’est l’ère aussi de l’invention de l’indo-européen, l’indo-germanique, comme on ne le dit pas par hasard en allemand, visant à faire de l’allemand et des langues germaniques les langues originelles. C’est une entreprise pseudo-scientifique du XIXe siècle, dont, comme le rappelle Johann Chapoutot, Jean-Paul Demoule [1] a fait justice. Selon cette théorie, seuls le grec et l’allemand sont des langues capables de créer de la pensée ; les Grecs seraient des Germains  descendus du Nord vers le Sud. Construction imaginaire, mais qui ne mène pas nécessairement, comme ce fut le  cas, à l’extermination de populations entières.

Johann Chapoutot, Comprendre le nazisme

Le rejet des idées de la Révolution Française, « liberté, égalité, fraternité », est déterminant . Tout ce qui vient de la démocratie à la française est plus ou moins marqué de l’esprit juif, par l’importance donnée à la morale et à l’individu, cet acquis de la culture judéo-chrétienne dont il convient de débarrasser l’Allemagne à tout jamais, d’où ces bûchers de livres du 10 mai 1933 où furent jetés au feu les ouvrages des plus grands auteurs allemands et autrichiens, tel Freud. Ce fut une action politique réfléchie par laquelle il s’agissait d’établir la domination définitive du Reich millénaire. Il fallait une Allemagne national-socialiste sans trace d’autre chose que d’expansion biologique. L’élimination des couches dites racialement inférieures devint la partie essentielle du programme nazi qui ne se heurta à aucune résistance importante, ne fût-ce qu’au sein du corps médical, passif pour le moins.

Dès 1939, se mettent en place les grandes opérations de stérilisation et d’extermination des malades mentaux et des enfants considérés comme déficients, première étape peut-être de la « solution finale », c’est-à-dire de la Shoah, l’anéantissement à Auschwitz, Birkenau et ailleurs encore des Juifs et des Tziganes.

C’est à la destruction de l’Europe, au génocide peut-être le plus absolu de l’histoire moderne, qu’aboutit cette « Révolution culturelle » qui eut en gros l’adhésion, souvent à la fois enthousiaste et terrorisée, du peuple allemand, pris par une ferveur intense et fasciné par des discours faits de haine et de promesses. Il faut avoir vécu en 1937 ou 1938 en Allemagne pour sentir à quel point cette ferveur a pu s’emparer de l’enfance et de la jeunesse pour la mener au crime absolu. Une sorte de religiosité païenne emporte alors l’Allemagne, à laquelle il est préférable de ne pas tenter d’échapper.

Ce sont tous ces thèmes qu’aborde le livre de Johann Chapoutot, en termes clairs, au moyen d’analyses précises, à travers des entretiens avec des historiens ou des extraits d’émissions radiophoniques, des conférences difficiles à oublier. Cette tentative d’explication pour comprendre le nazisme fait saisir le mécanisme intérieur qui, peut-être à la suite de l’immense tuerie de 14-18, institue la mise à mort comme moyen inéluctable et sûr d’établissement de la race des seigneurs nazis.


  1. Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ?, Seuil, 2014.

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