Pour qui se sera frotté comme nous à la vie culturelle belge depuis le milieu des années quatre-vingt du siècle dernier, la figure de Pierre Mertens constitue un repère de premier plan, que nous éviterons de qualifier d’indiscutable, puisqu’il a lui-même conçu ses prestations de manière à ce qu’elles soient discutées. Pierre Mertens sera parvenu à faire de sa ville, Bruxelles, autre chose qu’une succursale de Paris mais, plus encore, autre chose qu’une capitale de l’Europe platement fonctionnarisée. Ce ne fut pas un mince exploit, accompli avec l’aide d’un petit cercle d’amis proches mais aussi d’adversaires déterminés. Une biographie due à Jean-Pierre Orban retrace son parcours.
Jean-Pierre Orban, Pierre Mertens. Le siècle pour mémoire. Biographie. Les Impressions Nouvelles, 560 p., 24 €
Si, à partir de juin 1996, le premier train Thalys mettait Bruxelles à une heure cinquante-huit de Paris, la capitale du royaume belge n’avait pas attendu ce grand bond ferroviaire pour se réveiller. Paradoxalement, cette soudaine accélération des liaisons conforta une autonomisation déjà en cours. Dans la réforme constitutionnelle belge, trois communautés linguistiques et culturelles avaient été reconnues dès 1970, la communauté flamande, la communauté francophone et la germanophone, souvent oubliée par les observateurs. À quoi vinrent se superposer, dix années plus tard, trois régions, la Flandre, la Wallonie et Bruxelles Capitale, cette dernière pourvue d’institutions en 1989.
Sans doute la complexité et la longueur du processus suscitèrent-elles très vite l’autodérision des citoyens mais il faut reconnaître que cette scission au ralenti – cette fédéralisation – aura permis d’instaurer entre Flamands et francophones une coexistence exempte jusqu’ici de conflits dramatiques. Dans ce schéma, Bruxelles située en territoire flamand – le Brabant – possède une majorité francophone, à laquelle s’ajoutent de fortes communautés turques et marocaines, sans oublier un effectif de fonctionnaires européens, majoritairement anglophones. La Belgique, en ce sens, est une petite Europe en résumé, où les tensions culturelles comme économiques sont contenues par un statut politique évolutif.
Comment émerge-t-on d’une société aussi cosmopolite pour prendre la parole d’une manière monolingue et universelle sans pour autant perdre de vue les problèmes locaux et nationaux ? Tel était le problème posé aux intellectuels belges en cette fin du XXe siècle, tel fut le cadre dans lequel Pierre Mertens allait mener son action d’agitateur d’idées et de romancier. C’est ce parcours que retrace, pour la première fois, son biographe Jean-Pierre Orban. On y suit l’ancrage du jeune Mertens sur son « rocher » bruxellois, la maturation de sa réflexion, l’affirmation de son éloquence. À la lecture de l’enquête biographique, quelquefois minutieuse à l’excès, on voit peu à peu se dessiner la figure d’un des rares intellectuels européens francophones d’envergure de ces cinquante dernières années.
Juriste formé au Centre de droit international et de sociologie créé en 1964 au sein de l’Université libre de Bruxelles (ULB), Mertens fut l’un des premiers chercheurs associés de ce même centre où il fera carrière jusqu’en 1987 avant de prendre la direction du Centre de recherches en sociologie de la littérature. Sa trajectoire est claire : du droit international et de la politique à la littérature. Comme, par ailleurs, le centre était lié à la Ligue belge de défense des droits de l’Homme (LBDH), créée en 1898 à la suite de l’affaire Dreyfus, le jeune avocat se vit très vite confier plusieurs missions à travers le monde dont l’une au procès de Francfort où comparaissaient une poignée d’exécutants d’Auschwitz.
Mertens devait ensuite intervenir au Congo de Mobutu, enquêter sur le génocide au Biafra, faire partie d’une mission humanitaire et juridique dans la Grèce des colonels, avant d’être chargé, au lendemain de la guerre des Six Jours, d’une double mission au Moyen-Orient, l’une sur les populations arabes de Cisjordanie, l’autre sur la situation des minorités juives dans les pays arabes. Ces missions successives allaient nourrir le littéraire qui était en lui mais ne s’était pas encore exprimé. On comprend que, devenu romancier, son sujet prioritaire ait été d’emblée l’ambiguïté de la nature humaine et la complexité de sa relation au mal.
En ce qui concerne les Palestiniens, par exemple, contre qui Mertens avoue avoir eu des préventions à la veille d’accomplir sa mission, il confie à son retour au journaliste Jacques Chancel, dans l’émission Radioscopie, être passablement ébranlé. Son biographe, de son côté, a retrouvé dans les archives de l’écrivain cette réflexion sur le conflit israélo-arabe de 1967 : « Il semble qu’une première tentation doit être repoussée : celle d’imputer tout à fait à l’un ou à l’autre la responsabilité du déclenchement de la guerre ». Mertens adhère donc très logiquement au comité Israël-Palestine créé à Bruxelles en 1969, obsédé qu’il est, « depuis l’adolescence » confie-t-il à son ami Orban, « par un certain sens de la justice ».
C’est pourtant le même homme qui, trente années plus tard, dénoncera l’antisémitisme arabe comme les attentats suicide palestiniens qu’il comparera au viva la muerte ! des franquistes espagnols. Il faut savoir qu’entretemps le juriste international s’est mué en romancier et a déjà publié pas moins de cinq romans. Lorsque le nouveau rédacteur des pages littéraires du journal Le Soir, Jacques de Decker, l’invite en 1985 à tenir un bloc-notes régulier dans son quotidien, Pierre Mertens fait partie d’un petit groupe d’auteurs ayant récemment émergé dans le paysage culturel bruxellois, au milieu desquels il est le plus en vue [1].
Tout a commencé avec la création, en 1967, du Théâtre Poème. Situé rue d’Écosse en léger contrebas de l’avenue Louise, animé et dirigé par la comédienne Monique Dorsel – francophone d’origine flamande –, ce lieu est constitué d’une salle oblongue aux murs de brique peints en noir où se déroulent, selon une fréquence quasi quotidienne, débats d’idées, lectures de poèmes et pièces de théâtre expérimentales. S’y font entendre de nouveaux auteurs, Bruxellois francophones pour la majorité, tels les poètes Jacques Sojcher, William Cliff et Jean-Pierre Verheggen, le philosophe juriste et romancier Mertens lui-même, le poète et critique Jacques Cels, sans oublier quelques marginaux étrangers dont nous fûmes. Outre leur commune « belgitude », ces auteurs sont unis par des principes de modernité très fermes.
L’axe d’articulation majeur y est celui de la revue TXT, conjointement conduite par Christian Prigent – invité assidu – et Jean-Pierre Verheggen. On y célèbre Artaud et Joyce, on y apprécie Sollers, Pleynet et leur revue L’Infini, on y rassemble les psychanalystes – lacaniens de préférence –, on y fait place aux auteures féministes belges autour de Françoise Collin. Un autre aspect intéressant du lieu est son ouverture aux sensibilités expressionnistes. Au Théâtre Poème, Bruxelles cultive son versant Nord, germanique en particulier. C’est ce cadre, nous semble-t-il, qui aura correspondu le plus justement à l’œuvre et à l’action de Pierre Mertens.
D’où sans doute aussi ces liens d’amitié entretenus, par-delà la frontière, avec Denis Roche, fondateur en 1974 de la collection « Fiction & Cie » aux éditions du Seuil, par ailleurs grand inspirateur de la revue TXT. C’est à lui que Mertens confie le manuscrit du roman Les éblouissements, qui lui vaudra de remporter le prix Médicis en 1987. Avec ce livre, l’auteur belge change pour ainsi dire de catégorie et entre de plain-pied dans la grande et vraie littérature. Qu’on relise d’ailleurs le roman pour s’assurer que, trente-cinq ans après sa parution, il n’a rien perdu de son efficacité.
En se glissant dans le corps du poète expressionniste Gottfried Benn, survivant de la guerre 14-18 et demeuré en Allemagne pendant les années du nazisme sans pour autant se compromettre vraiment avec lui, le romancier se dote courageusement d’un double (Doppelgänger) ambigu à souhait, réservé et bavard, d’apparence insensible et cependant capable d’une profonde compassion humaine. Il faut s’enfoncer calmement dans ces grands blocs de prose narrative pour éprouver l’apocalypse lente en deux temps d’une même guerre – 14-18, 40-45 – à laquelle Mertens nous soumet. Le médecin légiste Benn incise les corps morts comme il soigne les corps vérolés des prostituées de Hambourg ou encore fouille les ruines de Berlin, avec méthode, froideur et tendresse.
Dans cette œuvre, le romancier atteint de véritables sommets aux chapitres intitulés « Berlin 1906 », « Les corps morts » et « Berlin 1926. Les corps vivants ». Ici, aucun sentimentalisme mais une analyse lucide de la décomposition du corps malade de l’Europe, comme ferait un expérimentateur s’inoculant le mal pour observer directement sur lui-même ses effets. Dans ce monde crépusculaire déchu, seules les femmes – Lulu de Wedekind ou de Berg – font tenir la réalité par leur charité et leur chair. « Retournons en Europe tout de même », s’était promis le romancier à la veille d’une année sabbatique passée à Berlin (1986) afin de réunir la documentation adéquate sur son sujet.
C’est peu de dire que Pierre Mertens aura acquis avec ce roman la stature et le statut d’un des rares romanciers européens modernes. En prenant ostensiblement la direction du Nord pour affronter le magma triste que fut l’Allemagne au XXe siècle, Mertens se plaçait d’emblée aux côtés du Triestin Claudio Magris explorateur du Danube et des Balkans ou du poète belge Hugo Claus recueillant Le chagrin des Belges côté flamand. Nul doute que l’enracinement bruxellois obstiné du romancier, souligné par son biographe, qui l’aura tant de fois rejoint au sommet de sa tour de Boisfort, son observatoire, lui aura permis à la fois de conforter sa « belgitude » et de pressentir tous les vents mauvais soufflant sur l’Europe contemporaine [2].
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On se reportera au dossier littéraire belge « L’autre Belgique » rassemblé par Pierre Mertens en novembre 1976 pour Les Nouvelles littéraires (n° 2557) alors dirigées par Philippe Tesson.
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En particulier, en prenant violemment parti contre le nationalisme « flamingant » d’un Bart de Wever.