Quand, les 18-19 septembre 1914, la cathédrale de Reims, « la cathédrale du sacre », a été bombardée sans raison militaire véritable, l’état-major allemand a été accusé de donner une dimension nouvelle à la guerre, d’engager la « brutalisation » des conflits si frappante par la suite avec le bombardement des villes et le massacre des tranchées ; pour l’opinion française et internationale, notamment anglo-saxonne, les militaires allemands ont prêté le flanc, comme le montre Thomas W. Gaehtgens, à l’accusation de vandalisme gratuit et, pour tout dire, de barbarie délibérée. Les Huns étaient de retour.
Thomas W. Gaehtgens, La Cathédrale incendiée. Reims, septembre 1914. Trad. de l’allemand par Danièle Cohn. Gallimard, 326 p., 29 €
S’appuyant sur un riche et très parlant ensemble de textes et d’illustrations – des peintures, des cartes postales de propagande, des revues comme L’Illustration, des photographies, notamment celles, expressionnistes, de Pierre Antony-Thouret, mais aussi des rapports officiels, français et allemands, relatifs à la protection des monuments en temps de guerre – l’historien de l’art allemand Thomas W. Gaehtgens replace, avec un grand sens de la nuance, cet événement – cet « attentat » a-t-on dit – dans son contexte religieux et symbolique, militaire, esthétique et politique, dans la perspective d’une histoire plurielle, européenne. Qu’il s’agisse des errances de la propagande, de la manipulation de l’histoire ou du vertige catastrophique des nationalismes, ce livre donne à méditer, même s’il se conclut sur une spectaculaire réconciliation.
Les Allemands en détruisant la bibliothèque, l’université et la ville de Louvain, avaient déjà montré que, dans la mise en œuvre du plan Schlieffen et la percée en Belgique, ils ne reculaient devant aucune manifestation de la force. Même un ami de la « vieille Allemagne », comme Romain Rolland avait manifesté publiquement son indignation, en prenant certes des précautions (« Je ne suis pas – écrivit-il au dramaturge Gerhart Hauptmann en août 14 – de ces Français qui traitent l’Allemagne de barbare ») mais, cette précaution prise, il l’interpellait en termes à dessein insultants : « Êtes-vous les petits-fils de Goethe ou ceux d’Attila ? (…) Tuez les hommes, mais respectez les œuvres ! » Dans l’esprit de Rolland la destruction de la ville belge aurait dû soulever des protestations chez les intellectuels allemands, les Thomas Mann, les Döblin, les Worringer (auteur d’un livre sur L’art gothique en 1912). Mais rien ne se fit entendre, sinon des propos belliqueux sur les nécessités de la guerre et l’opposition traditionnelle entre Zivilisation décadente et Kultur organique et vivante.
Rolland réitéra ses protestations lors du bombardement de Reims, dans un article intitulé « Pro aris » (« Pour les autels ») publié dans une brochure suisse, les Cahiers vaudois et repris dans Au-dessus de la mêlée, en posant une question qui est demeuré sans réponse : pourquoi sommes-nous souvent plus frappés, plus indignés par la destruction des biens culturels que par la disparition vite oubliée des victimes humaines ? Pourquoi avons-nous le sentiment que quelque chose de plus se manifeste dans la volonté nihiliste de détruire une œuvre du passé ? Une atteinte plus proche de nous, une perte irréparable ?
Est-ce parce que, comme dit Rolland, « nous mettons l’esprit au-dessus de la chair » ? Ou bien parce qu’on sacrifie quelque chose qui relève de la longue durée, de la transmission, de la notion même de patrimoine. Questions posées sans réponse claire, d’autant plus que les œuvres du passé sont fréquemment elles-mêmes, en réalité, des documents de la barbarie, édifiés ou collectés par la violence et la misère.
Au demeurant pourquoi la cathédrale de Reims a-t-elle été bombardée ? À cause de sa valeur symbolique, pour porter atteinte au moral de l’ennemi en frappant, sans état d’âme, un édifice à l’incomparable valeur historique, symbolique et religieuse ? En détruisant l’église du sacre lointain de Clovis et des rois de France (à l’exception d’Henri IV…), celle de Jeanne d’Arc et de Charles VII ? Est-ce, plus prosaïquement, parce que les Français avaient installé un poste d’observation en haut de la tour nord, malgré la convention de La Haye ? Les Allemands ont-ils voulu se venger d’avoir dû reculer sur la Marne ? En tout cas l’édifice est la proie des flammes, la charpente brûle, le plomb de la couverture fond et se fige dans les gargouilles ; la cathédrale est très atteinte, sans être entièrement détruite comme veut le faire croire la propagande.
Le sort de la ville elle-même, pilonnée sans cesse par la suite, n’est guère plus enviable. On garde en mémoire les pages puissantes de Georges Bataille sur son père aveugle abandonné dans la ville « ouverte », ou les poèmes de Paul Fort sur la « cathédrale assassinée ».
Au-delà de l’émotion que nourrissent les photographies de L’Illustration, les cartes en couleurs de la cathédrale en flamme, les récits des visiteurs sur le front, cette tentative de destruction redonnait vie à une querelle historique et esthétique sur la nature (allemande ou française) de l’art dit « gothique ». Si les Allemands étaient des barbares, ils pouvaient se dire à bon droit héritiers des Goths et revendiquer comme leur l’art « gothique ». Les Français n’auraient fait que copier les Allemands dont le grand homme, Goethe, dans sa jeunesse avait célébré l’architecte de Strasbourg, Erwin von Steinbach, et l’esthétique proprement germanique de la cathédrale-forêt. Dans les années 1840 à l’instigation des frères Boisserée on avait même vu l’Allemagne tout entière réunifiée autour du projet romantique de restauration de la cathédrale de Cologne. Prétexte naturellement d’une revendication nationale d’unité politique, qui fut paradoxalement satisfaite plus tard par les armes. Mais, comme le rappelle opportunément Thomas W. Gaehtgens, cette question de l’origine de l’art gothique avait reçu des historiens de l’art une réponse claire qui faisait naître l’art gothique en Ile-de-France. Ce qui n’empêche pas de le considérer comme un art essentiellement européen.
À la fin de la guerre il fallut trancher : que faire de la cathédrale blessée ? Fallait-il la conserver en ruine comme un vaste monument aux morts, dans une ville dévastée aspirant à renaître ? C’eût été rappeler aussi que les Français n’avaient pas su protéger leur symbole national. Fallait-il alors simplement réparer ou franchement restaurer ? Devait-on lui redonner son éminente fonction religieuse, ou, dans le contexte de la loi de séparation de l’Église et de l’État, en faire le sanctuaire de l’unité nationale ? La question fut tranchée dans une certaine mesure par les financements de John D. Rockfeller, et c’est une cathédrale restaurée (avec un toit en béton armé) qui fut inaugurée en grande pompe en 1938, avec les autorités religieuses, en tant que symbole de l’unité nationale.
Symbole des effets de la haine destructrice et des conflits séculaires entre la France et l’Allemagne, la cathédrale, où la Wehrmacht a dû capituler le 7 mai 45, est devenue en 1962 par la volonté de De Gaulle et d’Adenauer le symbole de la réconciliation franco-allemande. Geste politique, qui a trouvé sa manifestation artistique et plastique avec les flammes rouges des vitraux du déambulatoire dus au peintre allemand Imi Knoebel, qui connut enfant le bombardement de Dresde.