La psychanalyse « corrigée » par la sociologie

L’interprétation sociologique des rêves, présenté comme une somme « théorico-méthodologique », annonce pour 2019 son pendant « empirique » ou plutôt « expérimental », suivant les termes de l’auteur. Le titre dit l’essentiel du propos, mais non l’ampleur de son ambition, qui dépasse celle des précédents travaux de Bernard Lahire car, en plus d’offrir une nouvelle « interprétation des rêves », l’auteur se propose de renouveler complètement les sciences sociales grâce à « une formule générale d’interprétation des pratiques » [1] qui « fonctionnerait comme E=Mc2 dans les sciences physiques ». Le projet va même probablement au-delà, puisque, si jusqu’à présent « lorsque les enquêtés s’endorment, les sociologues ferment les yeux », ce livre les rouvrirait, leur fournissant au passage les clefs d’une « socio-thérapie » [2]. L’ouvrage « expérimental » à paraître bientôt devrait permettre de mieux comprendre les cas et leur traitement (« social »).


Bernard Lahire, L’interprétation sociologique des rêves. La Découverte, coll. « Laboratoire des sciences sociales », 490 p., 25 €


Laissons les sociologues débattre de cette extension de leur discipline pour porter notre attention sur le sort et la place que le livre accorde à la psychanalyse. En effet, selon Bernard Lahire, plus d’un siècle après Freud, il serait temps de renouveler son approche en passant par l’interdisciplinarité, l’intégration et la synthèse de connaissances accumulées depuis. Fort de vingt années de lectures des travaux de psychologues, neuroscientifiques, linguistes, anthropologues, psychanalystes [3] sur les rêves, l’auteur pense pouvoir « corriger les faiblesses, manques, erreurs de l’extraordinaire effort de connaissance que représente l’Interprétation des Rêves [de Freud] à la charnière du 19e et du 20e siècle ». Mais, en réalité, plutôt qu’une synthèse des travaux recensés, l’essentiel du propos de l’auteur délaisse finalement l’apport de la plupart de ces lectures qu’il juge insuffisantes ou inadéquates, pour répéter à de nombreuses reprises une théorie, ou plutôt un postulat, comme si le ressassement d’une affirmation pouvait servir d’argument.

Cette théorie pose et impose de « replacer le rêve dans un continuum de formes d’expression indissociables de situations sociales ». Car Lahire considère le rêve comme un objet « social de part en part, dans ses ressorts, les modalités de sa fabrication, les régularités objectivables de son contenu ». Cette « réalité individuelle intrinsèquement sociale » deviendrait accessible à l’étude sociologique de par cette socialité, martelée tout au long du livre. Produit par un être social, se rapportant à sa vie sociale, le rêve passerait donc du statut de « production psychique inconsciente » à celui de « pratique sociale expressive », place qu’il occuperait aux côtés « des délires, des hallucinations, du jeu, de la création artistique, de la résolution de problèmes scientifiques, de l’organisation d’institutions, ou aussi des gestes, paroles et réalisation du travail quotidien ». Pour opérer ce glissement, Lahire commence par s’intéresser, comme Freud, au rapport entre le rêveur et le rêve lui-même, cette terra incognita du sociologue. L’auteur semble donc se trouver sur un « terrain » analogue à celui de la psychanalyse et c’est nécessairement l’œuvre de Freud et des psychanalystes qui lui sert de repère – et surtout de repoussoir.

Bernard Lahire, L’interprétation sociologique des rêves

Sigmund Freud en 1921 par Max Halberstadt

La fabrication du rêve selon Lahire s’explique par quelques notions empruntées – mais toujours modifiées – à L’interprétation des rêves de Freud : le « résidu diurne » considéré comme un déclencheur, les processus de condensation, déplacement, symbolisations, associations par analogies décrits au chapitre VI de L’interprétation des rêves. Mais, loin d’ouvrir la « voie royale » permettant d’aller à la découverte de l’inconnu en soi, d’un intime étranger, le rêve suivant Lahire consisterait en un dialogue spontané et sans audience du rêveur avec lui-même. Ses préoccupations actuelles et l’ensemble de ses « dispositions » ou de son « passé incorporé » dialoguent pendant le rêve. Notons que ces « dispositions » et ce « passé incorporé », apparentés à l’« habitus » de Bourdieu sont des notions très intéressantes : Lahire entend par là des « témoignages du passé, des expériences socialisatrices vécues et sédimentées dans le corps ». Mais qu’est-ce qui rend si nécessaire d’en nier la constitution « inconsciente » ?

Le dialogue du rêve, mis en branle par un élément du vécu de la veille, est elliptique ; l’implicite y a une grande part, car celui qui ne parle qu’à lui-même peut se passer des contraintes du langage. C’est ainsi que l’auteur aboutit à ce qui constitue pour lui l’essence fondamentale du rêve : une « communication de soi à soi ». « Au sein de son sommeil, le rêveur s’exprime lui-même ». C’est ainsi que le rêve, « pratique sociale » peut être compris comme une « pratique expressive », à destination privée. Il prend place à une des extrémités du continuum de ces pratiques expressives, hors des contraintes « sociales » et des censures formelles ou morales qui ressurgissent au réveil. À l’évidence, cette « totale franchise » du rêve est parfaitement étrangère à une conception qui suppose l’existence d’un fonctionnement psychique inconscient animé de pulsions, de désirs, de dynamiques conflictuelles entre différentes instances. La « voie royale » qui menait Freud à cette exploration de l’inconscient devient, avec Lahire, un moyen de repérer les problèmes existentiels préoccupant le rêveur, soit simplement « les problèmes, soucis et préoccupations plus ou moins conscients que chaque individu doit affronter compte tenu de son histoire ».

Bernard Lahire, L’interprétation sociologique des rêves

Bernard Lahire © Didier Goupy

Entre la sociologie de Lahire et la psychanalyse, le « dialogue interdisciplinaire », à une seule voix, se solde donc par l’emprunt de quelques « outils », nécessaires pour interpréter la suite incohérente d’images constituant le rêve, le remplacement de l’inconscient par les notions de « passé incorporé » ou de « dispositions ». Autrement dit, Lahire rejette l’essentiel de la théorie psychanalytique et présente tout au long du livre la méthode psychanalytique de manière grossièrement caricaturée au moyen de quelques stéréotypes négatifs éculés [4].

La « somme théorique » du livre comporte enfin un autre aspect sur lequel il est nécessaire de revenir : il s’agit de méthode, de technique, et surtout de science ou plutôt de « la Science » qui vient là au premier plan. Pour attester la scientificité de l’interprétation sociologique du rêve, Lahire argumente sur le manque de précision, de rigueur et de systématicité des recommandations ou des cas rapportés par Freud. Pas de prise de notes ni d’enregistrement pendant les séances, pas d’interrogatoires systématiques du patient, des délais variables entre le rêve et son récit en séance… En résumé : « L’objectivation, condition fondamentale de toute démarche scientifique y est absente » [5]. « Vingt années de lectures » ont donc malheureusement laissé l’auteur dans une radicale méprise sur le sens et la visée du processus psychanalytique. En revanche, l’établissement rigoureux et systématique de la « biographie sociologique » [6] du rêveur entre les mains expertes du sociologue devrait le mettre en mesure de révéler « les problèmes existentiels » qui l’occupent et d’atteindre ainsi à « la vérité » du rêve : « une activité psychique involontaire par laquelle le rêveur fait travailler les problèmes de tous ordres qui le préoccupent plus ou moins consciemment au cours de sa vie éveillée ».

En 1912, dans Totem et Tabou, essai « interdisciplinaire » avant la lettre, Freud écrivait que « la valeur de [son] travail n’est appréciable que si [sa] conception présente un avantage impossible à obtenir autrement, et nous permet de comprendre le tabou mieux que les autres explications » [7]. S’appuyant sur les travaux des ethnologues contemporains, il cherchait à les enrichir par l’apport de la psychanalyse. Bernard Lahire, lui, fait l’inverse.


  1. Formule explicitée p. 101-112 et reprise dans la « Coda » qui suit les conclusions p. 441-448.
  2.  Certains courants psychothérapeutiques découvriront d’ailleurs peut-être que, comme M. Jourdain faisait de la prose, ils font, eux, de la sociologie.
  3. L’auteur cite Freud, S. Ferenczi, des analystes français, D. Anzieu, J. Laplanche ou R. Diatkine. On lit aussi beaucoup de citations d’E. Fromm, de T. Morton French – et ce, sans contextualisation des auteurs, tous traités comme équivalents. Notons en outre une surprise : R. Allendy, un des fondateurs de la SPP, tombé dans l’oubli, est ici abondamment cité, sans doute pour la clarté pédagogique de ses écrits ?
  4. Par exemple : Tout rêve serait une réalisation de désirs infantiles… le complexe d’Œdipe comme « lit de Procuste » de la cure pour « adapter » le patient,  etc. »
  5. Dans un échange entre Bernard Lahire et l’historien des sciences Andreas Mayer, ce dernier souligne les implications de cette conception positiviste et idéalisée de la Science. La Vie des idées, 7 septembre 2018.
  6. Le lecteur intéressé (il s’en trouvera) peut accéder au manuel pratique de la démarche « scientifique » pages 415-416 du livre : l’auteur fournit un mode d’emploi de sa méthode.
  7. Freud, Totem et Tabou, trad. S. Jankélévitch, Petite Bibliothèque Payot, 1968, p. 47 ; souligné par nous.

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