Témoin et acteur de l’opposition démocratique

On les disait « dissidents », ils se préféraient « opposants », militants d’une opposition démocratique, c’est-à-dire politique. Pas seulement morale ou idéologique. Dès sa première affirmation en 1956, l’opposition démocratique polonaise, celle qui a donné naissance à Solidarność et a conduit la révolution démocratique de 1989, s’est définie ainsi. Et parmi ceux qui ont incarnés cette histoire pendant plus de cinquante ans, il y a Karol Modzelewski. Une personnalité originale, toujours fidèle à ses valeurs. Un acteur décisif et très respecté. Ses mémoires paraissent enfin en français.


Karol Modzelewski, Nous avons fait galoper l’histoire. Confessions d’un cavalier usé. Trad. du polonais par Elzbieta Salamanka. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 542 p., 29 €


Karol Modzelewski est resté un homme de gauche, ce qui surprendra ceux qui ont oublié ou ignorent ce que furent les luttes démocratiques dans les pays dits du « socialisme réel ». Il essaie dans ce beau livre « de rendre compte des expériences de [sa] propre vie ». Fidèle à des valeurs acquises dans sa jeunesse, il a été de tous les combats qui ont marqué la Pologne de la seconde moitié du XXe siècle. Dès de sa naissance, il a vécu la grande histoire dans sa chair puisqu’il est né en 1937 à Moscou, l’année de la Grande Terreur stalinienne.

Son père naturel, qu’il n’a rencontré que deux fois dans les années 1950, avait été déporté au Goulag, comme son grand père d’ailleurs. En 1939, sa mère s’était liée avec Zygmunt Modzelewski, un communiste polonais de la première heure qui, lui, sortait des prisons staliniennes. Longtemps exilé en France où il avait été un des cadres du PCF, convoqué à Moscou, il avait été torturé et emprisonné pendant deux ans. Le couple se maria, Zygmunt devint le père adoptif de Karol, et en 1945, ils s’installèrent à Varsovie où, devenu un des fondateurs du nouveau régime communiste, Zygmunt Modzelewski occupa, jusqu’à sa mort en 1954, le poste de ministre des Affaires étrangères.

Le jeune Karol choisit des études d’histoire. Il s’interrogeait déjà sur les réalités du stalinisme (que venait de dénoncer Nikita Khrouchtchev dans un rapport secret), lorsqu’en 1956 il rencontra Jacek Kuron, un étudiant en pédagogie légèrement plus âgé (né en 1934), qui l’attira par la radicalité et la lucidité de ses propos. C’était à l’université de Varsovie, alors que dans le pays bouillonnait une révolution (Octobre 1956) à l’initiative des ouvriers en colère de l’usine FSO à Żeran. Karol fut mandaté pour parler dans cette usine, annoncer le soutien les étudiants mobilisés, et y il rencontra Lechosław Goździk le leader des ouvriers. Ces deux rencontres fondèrent des amitiés de toute une vie, à l’image de leurs convictions indissociables.

Dénaturée par les manœuvres de Władysław Gomułka, le nouveau secrétaire du Parti, la mobilisation de 1956 donna naissance à une opposition intellectuelle qualifiée de « révisionniste », un centre de réflexion dont Kuron et Modzelewski incarnaient la gauche. En 1965, ils rédigèrent avec un petit groupe d’amis, une « Lettre ouverte au Parti ouvrier unifié polonais (POUP) », une analyse marxiste révolutionnaire du système communiste existant, qui appelait à une révolution. Immédiatement arrêtés, et condamnés à trois ans de prison, les auteurs rompaient avec l’idée d’une réforme du système à la manière khrouchtchévienne. Et leur texte, publié en France, fit le tour de l’Europe ! Il devint une référence pour la jeune génération d’opposants en Pologne mais aussi en Tchécoslovaquie, en Italie, en France…

Karol Modzelewski, Nous avons fait galoper l’histoire. Confessions d’un cavalier usé

Grève aux chantiers navals Lénine en août 1980 à Gdansk

Libérés aux deux tiers de leur peine, Kuron et Modzelewski entrèrent immédiatement en contact avec les jeunes contestataires à l’université, notamment Adam Michnik, et participèrent à leur action. En mars 1968, jugés responsables de l’agitation qui gagnait l’ensemble des universités, suite à l’interdiction d’une pièce de théâtre et à l’arrestation d’étudiants, ils furent à nouveau arrêtés et condamnés à trois ans et demi de prison. « Mars 68, écrit-il, est devenu l’expérience collective qui a marqué et, dans une large mesure, formé les attitudes d’une vaste partie de la jeune génération de l’intelligentsia. (…) Ce fut l’un des chocs qui ont affecté la foi en la stabilité du système. » Ils n’ont été libérés qu’en septembre 1971, suite au remplacement de Gomułka par Edvard Gierek après une nouvelle explosion ouvrière, en décembre 1970, cette fois à Gdansk et Szczecin, réprimée par la police (44 morts).

Karol Modzelewski put enfin entamer une carrière d’historien médiéviste, mais relégué dans une université de province. Il se consacra à sa thèse commencée en prison, tout en soutenant les luttes ouvrières et l’action démocratique qui s’intensifiaient suite à de nouvelles grèves en 1976, et la constitution d’un Comité de défense des ouvriers (KOR) par ses amis, Jacek Kuron et Adam Michnik. En 1980, il rejoignit aussitôt les grévistes des chantiers navals de Gdansk et participa à la naissance du nouveau syndicat indépendant. Élu délégué du comité de Wrocław, il joua un rôle clé dans son organisation nationale, inventa son nom « Solidarność » et en devint le porte-parole.

À cette époque « Solidarność était le plus grand mouvement ouvrier de l’histoire de la Pologne et peut être de l’histoire de l’Europe. J’étais déjà un homme mûr, raisonnable mais, à mes yeux, ce mouvement était l’incarnation du mythe auquel j’avais cru dans ma jeunesse. » Il le décrit incontrôlable, y compris par Lech Walesa (dont il nous offre un beau portrait tout au long de son livre), il assimile ses membres à des « milliers de Jeanne d’Arc ». En décembre 1981, il est à nouveau arrêté comme membre de la Commission nationale du syndicat et emprisonné deux ans. En 1989, il fut tout naturellement élu sénateur de Wrocław sur la liste des comités civiques présentée par Solidarność. Critique du néolibéralisme qui a présidé aux mesures radicales de transformations de l’économie, et surtout de leurs conséquences sociales, il se retira assez vite des responsabilités politiques directes, et présida l’Académie des Sciences. Il garde depuis une grande autorité intellectuelle et morale dans la société polonaise contemporaine.

La parution des mémoires de Karol Modzelewski nous offre, outre un récit détaillé, vivant et chaleureux de cette aventure personnelle, une réflexion profonde sur la vie, la responsabilité civique et la fidélité à des valeurs, au milieu de cette histoire qu’il a voulue, avec ses amis, « faire galoper ». Une fidélité qui lui a valu huit ans et demi de prison. Il en tire d’ailleurs un magnifique chapitre sur la population des prisonniers, leur langage, leurs codes. Lorsqu’il est revenu dans « sa » prison, en responsable de Solidarność pour négocier au moment d’une révolte, cette connaissance fut utile…

Son intransigeance sur les principes, son attachement à la classe ouvrière et aux gens de peu, lui ont valu également de rudes conflits avec ses amis, y compris Jacek Kuron. En 1981, lorsque Walesa signa un accord avec le pouvoir sans consulter la base du syndicat – le pays était au bord d’une grève générale suite à une agression contre le syndicat –, il démissionna de son poste de porte-parole tout en « accordant » à Walesa et à ses conseillers « que la décision de conclure l’accord et d’annuler la grève pouvait être pertinente. » Ou bien en 1989, au moment du choix de la « thérapie de choc » de retour au marché, par le gouvernement issu Solidarność dans lequel Kuron était ministre du Travail. Il partait du constat que cette politique frappait surtout l’ancienne base sociale du syndicat envers laquelle le gouvernement avait « un devoir de loyauté. » Il récusait l’idée d’absence d’alternative en se référant aux politiques de changement progressif et aux recettes keynésiennes. Il craignait la désindustrialisation et le bradage du patrimoine national, une régression générale.

Karol Modzelewski, Nous avons fait galoper l’histoire. Confessions d’un cavalier usé

Jacek Kuron dans une manifestation en 1989 © Andrzej Iwański

Il n’a pas été suivi, y compris par la base ouvrière de Solidarność qui pourtant l’appréciait beaucoup. Le mythe de Solidarność a joué à plein en faveur de la politique gouvernementale, suivi par les ajustements sociaux du milieu des années 1990. Toutefois, son diagnostic sur les conséquences dangereuses pour la démocratie d’un tel sacrifice social, s’est avéré pertinent sur le long terme. « Dans notre vie politique et dans la conscience sociale, écrivait-il en 1992, apparaissent des pathologies qui se nourrissent d’espoirs déçus, une agressivité provoquée par des situations personnelles désespérées et la dégradation sociale, l’incompréhension des causes de ces malheurs, la recherche d’explications simples et de responsables faciles à désigner. (…). Que les personnes déçues et désespérées cèdent à la xénophobie est le résultat d’une politique qui les dégrade, les prive du sentiment élémentaire de sécurité, de l’espoir d’un avenir, et qui n’a rien à leur offrir. (…) Le premier danger qui menace la démocratie est la rupture avec les gens que la réforme a laissés sur le côté de la route. »

En 1993, après l’échec électoral des coalitions issues de Solidarność, il voyait dans la victoire électorale des ex-communistes un avertissement. « La société n’est plus d’accord avec le maintien de la stratégie [néolibérale]. C’est un vote sanction. » Et il s’inquiétait sur la captation de ce mécontentement par la droite radicale, nationaliste, xénophobe et autoritaire, qui prenait forme autour des frères Kaczyński.

Karol Modzelewski est un intellectuel et un militant, pas un politicien. Il ne fut pas « conseiller » de Solidarność mais un responsable élu. Son influence a toujours été grande, il discute et conteste, c’est un esprit libre, pas un idéologue. C’est également un grand historien médiéviste, auteur de recherches remarquées sur les sociétés rurales du temps des Piast (Xe-XIVe siècle) et d’une somme, L’Europe des Barbares. Germains et slaves face aux héritiers de Rome. (Traduction française par Isabelle Macor-Filarska, Aubier, 2006) sur la naissance de l’Europe. Outre la déconstruction des mythes nationalistes, son travail apporte une vision originale de la place des slaves dans la formation de la civilisation européenne.

Karol Modzelewski a été tout au long de sa vie un rebelle, il voulait révolutionner le monde en donnant la parole et le pouvoir au gens du peuple, aux citoyens. Il a cherché des voies non violentes et démocratiques, face à une dictature. Il a contribué à la libération de son pays. Mais c’est aujourd’hui, nous dit-il, une « liberté sans fraternité », et il le regrette fortement. Ses analyses et sa critique des nationaux conservateurs actuellement au pouvoir sont vives, et lucides. On peut en déduire « l’usure » du cavalier qui voulait chevaucher l’histoire. On en retiendra plutôt cette méditation à la fin de ce grand livre : « à la lumière de mon expérience, la révolution est soit impossible soit trop couteuse, en tout cas elle ne finit pas comme nous voudrions. Un révolutionnaire ne doit pas le savoir. L’ignorance lui donne des ailes et lui permet d’accomplir des choses impossibles qui changent le monde. Il sera plus tard déçu ou, tout au moins, insatisfait du changement auquel il a contribué, mais c’est une autre affaire. »

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