La Grande Guerre n’a pas eu lieu

Un siècle après l’armistice du 11 novembre 1918, certains discours officiels continuent d’utiliser cette date pour célébrer une bataille, et non pour penser la première entreprise d’anéantissement du XXe siècle en Europe. Un ancien colonel de l’armée française, Michel Goya, est allé jusqu’à intituler son livre Les vainqueurs. Comment la France a gagné la Grande Guerre (Tallandier). Le récent centenaire célébré à Paris a lui aussi insisté sur le « martyre » ou le « sacrifice » des poilus et de leurs familles, au mépris de tous ceux qui, militaires comme civils, ne voulaient pas de cette guerre et y furent contraints. Alors que les nationalismes enserrent l’ensemble des anciens belligérants, la mémoire de la Première Guerre mondiale semble utilisée pour dire qu’elle aurait mené, tout compte fait, à la paix : autrement dit, « si vis pacem, para bellum ». La traduction des mémoires du poète et soldat anglais Edmund Blunden n’en est que plus salutaire. Aux idéologies figées de la « Grande Guerre », Undertones of War oppose une attention sidérante aux paysages dévastés et une empathie exemplaire pour toute forme de vie atteinte par la destruction.


Edmund Blunden, La Grande Guerre en demi-teintes. Mémoires d’un poète anglais, Artois, Somme, Flandre (1916-1918), suivi d’un Supplément d’Interprétations et Variations poétiques. Trad. de l’anglais par Francis Grembert. Maurice Nadeau, 378 p., 25 €


La première originalité d’Edmund Blunden est peut-être d’avoir attendu pour écrire. Sous-lieutenant du Royal Sussex Regiment, à la tête d’un bataillon chargé d’inspecter et de consolider les tranchées britanniques, il a dix-neuf ans à son arrivée sur le front d’Artois, en mai 1916, d’où il rejoint ensuite la Somme et la Flandre. Neuf ans ont passé lorsqu’il commence à rédiger ses mémoires, douze quand ils sont publiés, en 1928, à la suite des témoignages de plusieurs « poètes-combattants » anglais comme Rupert Brook, Robert Graves, Wilfred Owen ou Siegfried Sassoon. En France, Le feu de Henri Barbusse et les premiers récits de Maurice Genevoix sont publiés dès 1916, Les croix de bois de Roland Dorgelès en 1919. S’il ne figure pas dans Témoins, de Jean Norton Cru, essai concentré sur les témoignages français (et dont on souhaite la réédition !), Undertones of War est rapidement remarqué par l’historien et ancien combattant anglais Cyril Falls, qui le décrit dans War Books (1931) comme « an almost perfect picture of the small events which made up the siege warfare of France and Flanders ».

Ce sont justement ces « petits faits », ces « événements mineurs », qui constituent la matière de ce livre, lui conférant une deuxième singularité plus forte encore. Le travail opéré par la mémoire est égalisateur : « Chacune des contingences de l’expérience militaire britannique qui a laissé trace en ma mémoire a cessé pour moi d’être petite ou grande. » Soutenue par ses carnets et des cartes du front, la minutie avec laquelle il reconstitue les événements comme ses impressions est prodigieuse, d’autant plus qu’ils sont lointains, à la fois dans le temps – plus de dix ans – et dans l’espace – l’auteur enseigne alors à l’université de Tokyo. Le temps écoulé a donné à ses souvenirs une épaisseur considérable et à son jugement une implacable distance critique à l’égard des absurdités militaires (entraînements, corvées, punitions, décisions de l’état-major), qui s’exprime souvent à travers une ironie non agressive, et ce dès les premiers mots : « Je n’étais pas impatient d’y aller ». Cette sorte de ton détaché mais impliqué désamorce, en son temps, l’esprit de victoire et parvient, dans le nôtre, à prendre le contrepied du récit épique. Il passe jusqu’à nous grâce à la traduction de Francis Grembert, qu’il faut saluer notamment pour l’unité d’un texte très dense et pour sa recherche d’équivalents des expressions populaires parfois employées par l’auteur.

Edmund Blunden, La Grande Guerre en demi-teintes. Mémoires d’un poète anglais, Artois, Somme, Flandre (1916-1918)

Edmund Blunden

Avec plus de force que dans les poèmes réunis en version bilingue à la fin du volume, Edmund Blunden se montre capable de décrire les variations sonores des balles sifflantes, la texture des flammes d’un incendie, les courbes du sol déformées par les obus – s’excusant au passage de ne pas se souvenir du nombre exact de rasades de rhum distribuées aux soldats. Il se rappelle les sacs de sable supportant la tranchée, une vareuse, une boîte à biscuits, mais aussi Dikkebusch, Albert, Valoy, Boesinghe, Auchonvilliers, Beaucourt, Grandcourt, Gouzeaucourt ; l’église de Hamel, le bois de Martinsart, le saillant de Picturedrome, le ruisseau Bellewaardebeek ; la ferme Wilson, la ferme Lancer, la ferme Gully. Le nom du moindre hameau traversé est inscrit, comme pour en dresser le constat de destruction, d’abandon, d’effacement. Et, de même qu’il salue ses hommes dans l’amitié née de l’expérience de la guerre en partage, il se recueille devant les cadavres des soldats ennemis et prend en pitié l’état de leurs tranchées, « de vagues fossés à peine protégés par des haies ou des claies, le genre qu’on utilise pour les bergeries ». Soulignant les rares privilèges offerts par son grade d’officier (dormir un peu mieux que les autres, par exemple), son attention généreuse se porte en priorité sur les êtres fragiles et les choses discrètes, dont la vulnérabilité a subi plus brutalement encore que les autres l’irruption de niveaux inédits de violence. Il y a l’estafette Rackley, fauché par un éclat de schrnapel alors qu’il transmettait un message ; les ouvriers chinois déchargeant silencieusement des obus ; les soldats mourant du choc d’une bombe tombée à côté d’eux ; mais aussi les non-humains, chevaux, pierres, chemins, « le semblant de saule qui marquait le changement de direction du sentier ».

Edmund Blunden ne généralise pas, n’explique rien. Le peu de vérité atteignable par sa remémoration ne semble susceptible d’apparaître qu’à travers l’exposition de singularités. Si elle comporte un enjeu référentiel direct, l’accumulation des détails concrets procure une émotion intense, déclenche la narration chez son auteur en même temps que le recueillement chez son lecteur. L’effet de liste, presque de litanie, transcrit une réalité dénuée de sens, dans laquelle les mêmes scènes se répètent dans des contextes différents, dans le cours insupportable d’une guerre qui s’auto-régénère sans fin. Inutile, l’affrontement s’avère dédié à l’utilisation de moyens de destruction de plus en plus perfectionnés. En dépit de leur construction chronologique, linéaire, ces mémoires n’amoindrissent pas la part incompréhensible, irrationnelle et confuse du vécu. Dans ce long et vaste désordre, l’absence de causalité, la prévalence des aspects techniques et physiques, constituent une approche fidèle du passé.

C’est le même travail de récit « terre à terre » qui évite certains travers du témoignage, souvent tenté de raconter le passé à l’aune du présent et de faire convenir les réalités du premier aux exigences et aux idéologies du second. Écrire de manière juste l’expérience de l’histoire induit dès lors la nécessité de se défaire de toute héroïsation, de tout sensationnalisme. Aucun fait d’armes ici, ni victoire ni défaite, mais la douleur du gel, la peur des projectiles tirés par son propre camp, l’humiliation de se cacher dans des trous d’obus servant de latrines, la saleté, la laideur, la puanteur, la mort partout.

Autographe d’Edmund Blunden © Édition Maurice Nadeau

Débarrassé du didactisme propre aux mémoires classiques, « l’apprentissage de la tranchée » a peu à voir avec un enseignement moral, fût-il pacifiste. À la place, l’ancien jeune homme arrivé en pays littéralement inconnu insiste sur les effets des « désordres fous de la guerre », sur leur force de modification de la réalité. Navire fantôme, son bataillon erre de tranchée en tranchée, de ruine en ruine, cherche son chemin, « avec pour toute perspective l’absence quasi certaine d’avenir ». La part logique des actions diminue. La dévastation des sols, des bois, des villages, la brume régulière, la boue omniprésente ont bouleversé les repères spatiaux. Les conditions physiques, en particulier le manque de sommeil, ont modelé une temporalité régie par de nouvelles lois, qui tendent à la simultanéité. Dans ce « désert aux reliefs saturés », les mesures sont dénaturées (les champs de bataille immenses), voire annulées (les maisons abattues). La désorientation générale, l’interruption du cours organisé des choses sont propices à l’hallucination et à la superstition. Le délire n’est pourtant jamais plus insensé que la réalité observable – des cadavres s’accumulent couverts d’équipements ne servant plus à rien, et un colonel dit : « Nous n’existons plus ». Seuls les lieux préservés provisoirement de la violence, découverts au hasard d’un trajet, ainsi que la fréquentation fortuite des livres (Blunden chaparde dans les bibliothèques abandonnées, écoute des paysans réciter des fables de La Fontaine en patois), conservent la force de maintenir en vie les rares restes du monde d’avant.

S’ils ramènent au monde antérieur à 1915, les poètes cités dans le cours des mémoires (Milton, Shakespeare, Sterne, Dante) aident aussi à rendre compte de l’expérience personnelle. Comme les héros des littératures mythiques qui ont fait sa culture, le soldat qui va et vient entre le front détruit et l’arrière évacué ou occupé traverse les voies souterraines reliant le pays des morts à celui des vivants. Les tranchées, tunnels, boyaux, bunkers, mines qu’il parcourt composent un dédale souterrain, obscur et profond, humide, froid, étroit, où les cadavres sont engloutis par la boue, où la boue elle-même prend la consistance du mortier. Ce témoignage, dès lors, ne se place même plus « au ras du sol ». Comme le dit en un jeu de mots le titre, Undertones of War (non rendu par la traduction « La Grande Guerre en demi-teintes »), 14-18 ne peut pas se dire à l’air libre et à voix haute, mais en « sous-entendus », « à voix basse », depuis les soubassements du corps et de la terre.

À partir de ces souterrains, Undertones of War développe une force stupéfiante qui consiste à franchir, en une catabase, des caps dans l’approfondissement des strates temporelles de la guerre et à restituer les multiples niveaux de destruction engendrés dans son temps si court et si long. Comme son compatriote Paul Nash en peinture, dont est reproduit le magnifique tableau The Mine Crater, Hill 60, Edmund Blunden revient sans cesse sur la nature cumulative du temps de la guerre. En 1916, 1914 est déjà loin ; en 1918, 1916 paraît enfoui dans le passé. Quelques années de guerre ont déjà laissé leur empreinte sur  le nord de la France – sans compter les conflits qui l’ont ravagé au cours des siècles précédents. Les sols sont déjà remplis de cadavres, de décombres, de munitions abandonnées, qu’on n’appelle pas encore les « déchets de guerre ». Les lignes de front bougent, s’accumulent en palimpsestes. Les nouvelles bombes frappent des lieux déjà détruits par les précédentes.

Ce que dit Edmund Blunden à propos du champ de bataille de Loos (« un terrain dévasté mais qui n’en continuait pas moins de poursuivre son œuvre de destruction ») est valable pour le reste des lieux parcourus par sa mémoire. Ces strates d’un passé à la fois très récent et déjà recouvert, englouti, l’écriture de la mémoire les creuse à la fois pour en exhumer les restes archéologiques enfouis et pour les rassembler, faire en sorte qu’elles tiennent debout. « Notre époque vouée à la dégénérescence ne connaît rien à la beauté des consolidations », écrit Edmund Blunden. Dans la dévastation généralisée, fortifier, étayer, colmater, consolider n’est pas qu’une mission de soldat dans sa tranchée. C’est aussi un travail d’écrivain, plongé dans le temps.

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