Dans L’île déserte, Gilles Deleuze se demande si la littérature n’est pas l’essai d’interpréter « très ingénieusement les mythes qu’on ne comprend pas, au moment où on ne les comprend plus parce qu’on ne sait plus les rêver ni les comprendre ». Roman à multiples sens dont le déchiffrage est toujours à recommencer, alors même qu’il s’offre comme un simple récit d’aventures, Robinson Crusoé, pour un grand nombre d’illustres lecteurs, fait encore rêver et, pour d’autres, touche au mythe.
Daniel Defoe, Robinson Crusoé. Trad. de l’anglais par Pétrus Borel. Édition établie par Baudouin Millet. Gravures de F.A.L. Dumoulin. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 040 p., 52 €
Gilles Deleuze est l’un des rares à se dire accablés par la lecture de ce classique de l’île déserte, publié anonymement en avril 1719 (l’auteur, Daniel Defoe, alors âgé de cinquante-neuf ans, ne tenait pas à être considéré comme un romancier). Ne suivant pas les conseils de Rousseau qui, dans l’Émile, recommande la lecture de l’autobiographie à succès de Defoe, Deleuze dit sans ménagement qu’on imagine mal un « roman davantage ennuyeux ». Et d’ajouter : « C’est une tristesse de voir encore des enfants le lire », car la vision du monde de Crusoé, personnage moralisant, réside exclusivement dans la propriété. Comme lecteur, l’auteur de L’Anti-Œdipe ne rêve que de voir enfin le pauvre Vendredi, « heureux d’être esclave, trop vite dégoûté de l’anthropophagie », manger Robinson.
Au livre de Defoe, Deleuze préfère à tout prendre Suzanne et le Pacifique de Giraudoux, où, au moins, la mythologie fait faillite de manière gracieuse, jetant une jeune fille de Bellac sur une île déserte, où elle se retrouve seule, nue ; il préfère aussi une robinsonnade, Vendredi ou les limbes du Pacifique, de Michel Tournier, qu’il qualifie d’« extraordinaire roman cosmique d’avatars ».
Tournier lui-même, dans Le Vent Paraclet, avoue être surtout fasciné par le personnage d’Alexandre Selkirk, dont les mésaventures ont été une des sources d’inspiration de Defoe, jusqu’alors connu principalement comme auteur d’ouvrages dits sérieux et de pamphlets. Michel Tournier relate comment, sur la plage de l’île Más a Tierra, dans l’océan Pacifique, à l’ouest de Santiago du Chili, en janvier 1709, des hommes armés et un officier d’un navire de guerre anglais découvrirent un individu « hirsute, vêtu de peaux de chèvres », qui s’était engagé à Londres sur un bateau pour partir, dans le Pacifique, donner la chasse aux galions espagnols, avant de se retrouver sur une île déserte.
Précédant Tournier (mais aussi Coetzee, Seiler et Chamoiseau), Jules Verne avait lancé ses « naufragés de l’air », cinq prisonniers évadés à bord d’un ballon, sur « l’île mystérieuse », réalisant ainsi son ambition de toujours, puisqu’il a de tout temps rêvé à un « robinson magnifique », après avoir lu divers Robinsons, dont celui de Defoe, en en gardant un « impérissable souvenir ». Saint-John Perse n’est pas moins subjugué : il rend hommage à l’île de Defoe dans quelques pages d’Éloges titrées « Images à Crusoé », où il décrit Vendredi, le perroquet, le parasol de chèvre, l’arc, le livre, pour tenter, en vain, de ressusciter l’« éblouissement perdu ». C’est précisément sur ce dernier objet, le livre sauvé du bateau échoué près de l’île, qu’Alberto Manguel s’attarde pour écrire, à propos de Robinson Crusoé, une « éthique de la lecture » : c’est la Bible qui lui tient lieu de compagnon, du moins jusqu’à l’apparition de Vendredi. Mais – Alberto Manguel le relève avec ironie –, quand Robinson quitte l’île, au bout de vingt-huit années, en dehors du Livre Sacré qui ferait presque de lui une sorte de Prospero instruisant le sauvage Caliban, autrement dit Vendredi le cannibale, il n’est nulle part question des autres ouvrages qu’il a pris dans l’épave. Et rien ne dit qu’il les ait lus.
Les admirateurs de Daniel Defoe sont avant tout les lecteurs de la première partie de Robinson Crusoé, à laquelle il conviendrait de rendre son titre complet : « La Vie et les Aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé, marin natif de York, qui vécut vingt-huit ans seul sur une île déserte de la côte de l’Amérique près de l’embouchure du fleuve Orénoque, après avoir été jeté à la côte au cours d’un naufrage dont il fut le seul survivant, et ce qui lui advint quand il fut mystérieusement délivré par les pirates ». Luis Buñuel, par exemple, quand il réalisa l’adaptation de Robinson Crusoé, s’en tint à cette partie, connue de tous dans les grandes lignes.
L’édition de la Pléiade, dont Baudouin Millet est le maître d’œuvre, a l’immense mérite, en plus de proposer un aperçu des nombreuses illustrations qui ont accompagné le texte (traduit par Pétrus Borel), de mettre l’accent sur la seconde partie, si rarement lue, et de souligner sa parenté avec L’Ingénieux Don Quichotte de la Manche de Cervantès et Le Voyage du pèlerin de John Bunyan. Dans la première partie, Robinson parle de son « penchant aventureux » et de son désir d’aller sur mer. Dans la seconde, revenu de son île déserte, il tente de vivre confortablement et tranquillement dans une métairie, mais il avoue que ne tarde pas à se produire une « lourde rechute de sa passion vagabonde ». Un secret arrêt irrévocable vous pousse à être « les instruments de votre propre destruction », est-il dit dans la première partie. Dans la seconde, Robinson voyage entre la Chine et la Russie, il a l’« œil jamais rassasié », il a voulu venir en aide à des captives, il a converti Vendredi au protestantisme et a hésité à le laisser entre les mains d’un prêtre catholique, il a vu le même Vendredi tué sous ses yeux, quand il rentre chez lui, il se dit qu’il est naufragé souvent, mais « plus sur terre que sur mer », tant le quotidien lui pèse.
Des aventures au Siam, chez les Tartares, la mémoire du lecteur ne conservera que peu de traces. Il se rappelle mieux les épisodes de la première partie, l’arrivée dans l’île que Robinson nomme l’Île du Désespoir, l’exploration de son lieu de survie, le journal tenu tout au long des jours de solitude, la dissertation sur la rédemption des hommes par le Sauveur, la découverte d’ossements, mais aussi de l’empreinte d’un pied : « Je m’arrêtai court, comme frappé de la foudre, ou comme si j’eusse entrevu un fantôme […] Quelquefois je me figurais qu’il fallait que ce fût le diable, et j’appuyais cette supposition sur ce raisonnement : comment quelque autre chose ayant forme humaine aurait-elle pu parvenir en cet endroit ? ».
Comme le note Baudouin Millet dans sa préface, Robinson Crusoé se présente comme une autobiographie spirituelle, même si le récit de voyage en ce temps-là était très en vogue. Defoe place son livre sous le signe du romanesque, non sans intention didactique, surtout dans la seconde partie. Robinson Crusoé se termine sur une note apaisée : ayant passé soixante-douze ans d’une vie « d’une variété infinie », le héros a appris à connaître le prix de la retraite et du « bonheur qu’il y a à finir ses jours en paix ».
Il faut imaginer Robinson pervers, dit Deleuze, qui rejette le livre de Daniel Defoe, le jugeant insipide. Relire Robinson Crusoé aujourd’hui, c’est sans doute ne pas en faire une lecture univoque. La redécouverte de la seconde partie est en cela étonnante : le livre prend une autre dimension, ce n’est plus seulement la confession d’un vagabond des mers, mais un roman qui laisse le lecteur étourdi par ses ambiguïtés.