Les éditions Gallimard viennent de publier une nouvelle version des Lettres de guerre de Jacques Vaché. Édition enrichie, si l’on peut dire, de feuilles inédites, écrites entre 1914 et 1918. Et d’une partie très ignorée de sa correspondance.
Jacques Vaché, Lettres de guerre (1914-1918). Édition de Patrice Allain et Thomas Guillemin. Préface de Patrice Allain. Gallimard, 480 p., 24 €
Dans la ville de Nantes, j’ai habité autrefois une grande maison perchée sur la butte Sainte-Anne qui domine la ville et le port, et je croisais souvent des jeunes gens, garçons ou filles, qui appartenaient à cette grande famille des Vaché. Avec le père de Jacques, James Vaché, capitaine d’artillerie de marine, et sa mère, Marie-Alexandrine. Si ma mémoire est bonne, les jeunes gens étaient presque tous dans la plus grande ignorance de la vie tourmentée de cet oncle lointain. Mais il y avait des exceptions.
Le volume révèle la quantité de relations et d’échanges épistolaires qui se produisirent durant la Grande Guerre, qu’il décrit dans toute son incohérence et sa violence. J’ai quitté la ville de Nantes depuis longtemps, et, d’une certaine façon, j’avais oublié les détails de cette histoire. Cependant, je continue un travail d’archives avec Mme Agnès Marcetteau et la bibliothèque de la ville. Il est évident que je songe à Jacques Vaché dans les textes que je classe. D’ailleurs, lorsque je reviens à Nantes, je loge en cet Hôtel de France, sur la droite du Grand Théâtre Graslin, me posant chaque fois la question de son emplacement exact dans les temps déjà lointains de 1918. Je dois ajouter que je doute encore de la véracité de la dernière séquence dramatique : les deux jeunes gens (Jacques Vaché et Paul Bonnet) victimes de l’opium, au cours d’une soirée d’ivresse dans cet hôtel.
Pour revenir aux années qui précèdent la guerre de 1914, il est évident qu’il existe, autour de Jacques Vaché, une prolifération de cénacles, de manifestes, avec des groupes de jeunes écrivains et d’artistes qui apparaissent dans l’histoire, avec leurs ambitions, leurs antagonismes, leur camaraderie et même la promiscuité de leurs mœurs. Mais ce que révèle le volume de Patrice Allain et Thomas Guillemin, c’est justement la vitalité littéraire et spirituelle de cette ville de Nantes, enrichie par le commerce et même la traite des esclaves, en partie construite près des quais et des îles, sur des pilotis. Ville que l’on appelait autrefois la « Venise de l’Ouest ».
Je dois cependant signaler le manque de cohérence, et même d’objectifs littéraires et politiques précis, dans ces groupes autour de Jacques Vaché. C’est visible dans le volume : tiraillement constant entre les protagonistes, manque de perspectives, ambitions littéraires qui semblent s’évanouir dans l’indigence et la rancune provinciale. Il faut admettre que Jacques Vaché s’est déjà éloigné, et qu’il domine l’ensemble. Il a songé à se rapprocher du pôle actif de la révolution littéraire et poétique de Paris : le surréalisme. C’est-à-dire à correspondre avec André Breton par exemple, et avec Louis Aragon et Théodore Fraenkel, déjà proches de Tristan Tzara et du mouvement Dada. Fréquentation susceptible de lui procurer cette distinction et même une légende. C’est le choix qui va lui permettre de s’intégrer à son rythme et selon sa singularité dans le paysage littéraire et artistique du temps. Il est tragique qu’il se soit presque noyé à son retour de la guerre, en cette ville de Nantes, justement. Mais on peut saisir ce que l’expérience militaire qu’il décrit froidement peut entrainer de désespoir, et de dérives suicidaires et sentimentales.
Il est évident qu’André Breton et Louis Aragon se sont emparés de l’attitude et des gestes de Jacques Vaché, comme s’il s’agissait d’un exemple du comportement et de la révolte surréaliste. Je ne critique pas cette décision. Mais je ne puis cacher que, dans le volume, on découvre dans le rapport avec sa mère une surprenante tendresse, comme avec son père militaire et ses amies femmes. Je constate, dans les relations amoureuses, une véritable sincérité et même une grande demande d’affection. On peut aussi bien parler d’un courage physique certain et même agressif, et souvent téméraire, dans les batailles du front. Mais ce sont les visions et éléments absurdes de la guerre et de la destruction qui lui dictent cette philosophie de l’Umour Noir. Cela même que le mouvement surréaliste adoptera en cette forme, comme la légende du Père Ubu.
Je puis ajouter que les guerres suivantes ont anéanti cette forme de résistance : Et je vous défends de rire. Pour être à la hauteur des propositions de Jacques Vaché, il faudrait remonter le temps et reprendre le dialogue avec les personnages concernant ce qui a suivi sa vie courte et tragique. Il me semble parfois que l’on a profité de son arrogance et de son charme. Mais le livre des Lettres de guerre est parfaitement construit par Thomas Guillemin et Patrice Allain et, d’une certaine façon, restitue une cohérence de la destinée. J’ajoute pour terminer qu’il faut absolument conserver les écrits de cette tragédie inutile : La guerre. Le livre est à lire et à méditer, en notre époque sûrement, qui est loin de la sagesse. Il faut encore songer à la destinée de ce personnage, qui a inventé cette forme tragique de l’Umour.