Tristes, les personnages bleus et roses s’étreignent

Au musée d’Orsay, 80 peintures dialoguent avec environ 150 dessins, une quinzaine de sculptures et une vingtaine d’estampes signés Pablo Picasso. Les archives, photographies et correspondances, mettent en perspective ce moment de l’itinéraire artistique de la jeunesse de Picasso (né le 25 octobre 1881).


Picasso. Bleu et rose. Musée d’Orsay. Jusqu’au 6 janvier 2019

Catalogue de l’exposition. Musée d’Orsay/Musée national Picasso-Paris/Hazan, 408 p., 45 €


En 1900, à dix-huit ans passés, Pablo Ruiz (qui va bientôt signer Picasso) est un jeune prodige. Sa production se partage entre les tableaux académiques (pour se justifier vis-à-vis de son père, professeur de dessin) et une création plus personnelle au contact de l’avant-garde barcelonaise, des revues, des affiches.

En octobre 1900, l’arrivée de Picasso à Paris a lieu gare d’Orsay, tout juste inaugurée ; elle ouvre une période d’inventions qui vont marquer la naissance de son identité artistique. Il expose une grande toile qui s’intitule Derniers moments à l’Exposition universelle. En 1903, il recouvre cette toile pour y peindre ensuite La vie, une œuvre essentielle.

Ainsi, de 1900 à 1906, cette création féconde de Picasso est ponctuée par ses allers et retours entre l’Espagne et Paris. Son œuvre passe d’une riche palette colorée aux accents pré-fauves qui doivent à Van Gogh et à Toulouse-Lautrec ; puis ce sont les quasi-monochromes de la « période bleue », les tonalités roses des Saltimbanques, les variations ocres (en 1906) à Gósol, dans un village isolé des Pyrénées catalanes.

Picasso. Bleu et rose.

La Chambre bleue, par Pablo Picasso (1901) © www.bridgemanimages.com © Succession Picasso 2018

Pour la première fois en France, cette exposition embrasse les périodes « bleue » et « rose » dans leur continuité plutôt que comme une succession d’épisodes cloisonnés.

À Paris, il découvre les tableaux de David, Delacroix, Ingres, Daumier, Degas, Courbet, Manet, des impressionnistes… Plus tard, il retrouvera la genèse de sa vocation. Il notera : « Les murailles les plus fortes s’ouvrent sur mon passage. » Il se souviendra : « Quand j’étais enfant, ma mère me disait : “Si tu deviens soldat, tu seras général. Si tu deviens moine, tu finiras pape.” J’ai voulu être peintre et je suis devenu Picasso. » En 1901, il n’est plus Pablo Ruiz-Blasco ; et il se nomme Picasso (tout court). Il dessine un des ses autoportraits et propose une légende glorieuse : « Peintre de la misère humaine ». Puis il intitule une toile Yo Picasso (mai ou juin 1901) ; l’été 1901, dandy, il se dresse dans son Autoportrait en haut-de-forme, mélancolique, accompagné par des prostituées à demi dénudées avec leurs chapeaux imposants.

Pauvres, souvent désespérés, tristes, les personnages bleus et roses s’étreignent, s’entrelacent, se caressent, se blottissent. Ou bien une artiste naine (1901) surgit ; c’est L’attente (Margot) (1901), une jeune femme qui espère vaguement ; les Buveuses d’absinthe rêvent dans la pénombre ; le critique d’art Gustave Coquiot s’impose avec son visage blême et (au fond d’un cabaret) les danseuses lascives se déhanchent.

Picasso. Bleu et rose.

Femme à l’éventail, par Pablo Picasso (1905) © www.bridgemanimages.com © Succession Picasso 2018

Le 17 février 1901, dans un restaurant du boulevard de Clichy, Carlos Casagemas, grand ami de Picasso, essaie de reconquérir l’amour de Germaine (qui était son modèle et son amante) ; elle refuse. Casagemas dirige un revolver vers Germaine qui n’est que blessée. Immédiatement, il se loge une balle dans la tempe droite et meurt peu après à l’hôpital Bichat. Picasso est alors à Madrid et apprend la nouvelle terrible du suicide de son ami. Après quelques mois, il peint plusieurs portraits de Casagemas durant l’été et l’automne 1901. Bien plus tard, il précisera : « C’est en pensant que Casagemas était mort que je me suis mis à peindre en bleu. »

Affligés, méfiants, Arlequin assis, l’enfant au pigeon, les prisonnières, les prostituées internées dans la maison d’arrêt de Saint-Lazare s’immobilisent. À Barcelone, en 1902, s’assoient les Pierreuses au bar, une Femme au fichu, la Miséreuse accroupie, une Buveuse endormie, Deux sœurs, une Femme au capuchon. En décembre, à Paris, une femme nue implore le ciel. En 1902-1903, Picasso s’éloigne de la tutelle paternelle et du cercle familial ; il multiplie les dessins érotiques. Et, en 1903, il trace des figures masculines ; il représente un vieux guitariste au corps sec et cassé, les Pauvres au bord de la mer. Dans Le repas de l’aveugle, le jeune homme amaigri cherche à tâtons une cruche de vin. La vie serait une tragédie complexe et énigmatique du créateur bohème des temps modernes.

En 1904, à Barcelone, Picasso propose La Célestine : son visage est blafard ; son œil gauche est voilé par un leucome ; elle serait une redoutable entremetteuse du quartier mal famé du Barrio Chino… Puis il se réjouit de rencontrer les clowns et les comédiens nomades qu’il croise dans les bars voisins du cirque Medrano (au coin de la rue des Martyrs et du boulevard Rochechouart, près du Bateau-Lavoir). De la fin 1904 à 1905, le cycle des saltimbanques se traduit par la peinture, par le dessin, par la gravure, par la sculpture. Un couple affamé observe une assiette vide (septembre 1904) ; l’acrobate rose et le jeune arlequin méditent. Par la gouache, se rapprochent le joueur de vielle barbu et un jeune arlequin. L’automne 1904, les deux lesbiennes nues sont tendres et mélancoliques. Arlequin androgyne est assis sur un fond rouge. La famille rose des saltimbanques émouvants et aimables a un singe apprivoisé. Salomé nue danse devant Hérode et Antipas, et la tête de Jean-Baptiste coupée est sur un plat… Picasso réalise L’athlète, une Écuyère, Le garçon à la pipe, Le fou (bronze), La mort d’Arlequin, la Femme à l’éventail, l’Acrobate à la boule

Picasso. Bleu et rose.

La Buveuse d’absinthe, par Pablo Picasso (1901) © www.bridgemanimages.com © Succession Picasso 2018

En avril 1905, dans La revue immoraliste, Apollinaire admire l’énergie et la vivacité de Picasso : « On a dit de Picasso que ses œuvres témoignaient d’un désenchantement précoce. Je pense le contraire. Tout l’enchante et son talent incontestable me paraît au service d’une fantaisie qui mêle justement le délicieux et l’horrible, l’abject et le délicat. Son naturalisme amoureux de précision se double de ce mysticisme qui en Espagne gît au fond des âmes les moins religieuses. […] Sous les oripeaux éclatants de ces saltimbanques sveltes, on sent vraiment des jeunes gens du peuple, versatiles, rusés, adroits, pauvres et menteurs. […] Et ses femmes nues sont écussonnées de la toison que dédaignent les peintres traditionnels et qui est le bouclier de la pudeur occidentale ». Et dans La plume, le 15 mai 1905, Apollinaire décrit d’autres tableaux de Picasso : « Ses lumières sont lourdes et basses comme celles des grottes. […] L’espace d’une année, Picasso vécut cette peinture mouillée, bleue comme le fond humide de l’abîme et pitoyable. […] La paternité transfigure l’arlequin dans une chambre carrée, tandis que sa femme […] s’admire svelte et grêle autant que son mari le pantin. […] Les mères enfantèrent de futurs acrobates parmi les singes familiers, les chevaux blancs et les chiens comme les ours. […] Ces adolescentes ont, impubères, les inquiétudes de l’innocence. […] Cet Espagnol nous meurtrit comme un froid bref ».

En 1906, dans le village catalan de Gósol, Picasso et Fernande Olivier sont heureux, très actifs. Picasso produit 302 œuvres (huiles, gouaches, sculptures, surtout dessins) entre le 25 mai et la mi-août 1906. Ce sont deux frères, les adolescents, le Meneur de cheval nu, le paysage, les femmes nues, la Porteuse de pains. La palette ocre du paysage domine… Vers le 12 août, une épidémie de typhus s’abat sur Gósol. Et le couple part pour Paris.

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