Comme on le sait malheureusement, les historiens ont bien du mal avec les « images-archives » – inutile de revenir sur la triste affaire de Sexe, race et colonies et les justifications maladroites, voire de mauvaise foi, des directeurs de ce volume. « L’album » que Manon Pignon et Yann Potin consacrent aux archives d’une enfant, une certaine Françoise Marette, qui va devenir la célèbre psychanalyste Françoise Dolto, est un impeccable démenti à cette affirmation et une remarquable leçon d’édition.
Manon Pignon et Yann Potin, 1914-1918. Françoise Dolto, veuve de guerre à sept ans. Gallimard, 104 p., 19,90 €
Un précédent volume, « Archives de l’intime », publié par Yann Potin également aux éditions Gallimard, avait donné le la. Il s’agissait de faire une véritable exploration topologique des archives de la pédopsychanalyste et de l’ensemble du gisement de papiers, de dessins et de croquis qu’elle produisit. Dans le contexte de la fin des commémorations de la Grande Guerre, les auteurs auraient pu cette fois céder à la précipitation. Il n’en est rien : chaque double-page est pensée ; si l’ouvrage est beau, il n’en est pas pour autant luxueux : sur papier bouffant, les auteurs, aidés des talents d’un sobre directeur artistique, Cyril Cohen, déplient les archives de la petite « Vava », principalement composées des lettres à son père et surtout de la correspondance avec « l’Oncle Pierre », envoyé au front à 28 ans.
On connaissait, grâce aux historien.ne.s de la Grande Guerre, ces fameuses lettres de l’arrière envoyées par les femmes à « leurs » hommes au front. Grâce à Manon Pignot, de même, l’enfant était devenu un acteur de l’histoire de 1914-1918 (voir son beau livre Allons enfants de la patrie. Génération Grande Guerre, Seuil, 2012). Ici, c’est un dossier croisant ces deux histoires parallèles qu’il nous est donné de découvrir. La grande vertu de l’ouvrage est de ne pas rabattre ces extraordinaires documents sur Françoise Dolto mais de nous faire entrer dans l’imaginaire d’une petite fille et dans celui de son oncle sous la mitraille. C’est cet échange qui est au cœur du livre.
On a lu bien des correspondances de guerre, bien des journaux de poilus depuis quatre ans. Cet album tranche par son souci de regarder les archives, de se demander, pour reprendre la si juste formule de Yann Potin, « ce que les traces racontent ». Ce discours, qui vient non pas recouvrir la lecture des archives mais l’accompagner, prend soin de mettre aussi l’événement à distance. C’est ainsi un livre d’histoire sociale qu’on lit ; Françoise Marette est une petite fille de la grande bourgeoisie parisienne – elle en a déjà les habitus. Il ne s’agit nullement d’une prise d’écriture semblable à celle que Daniel Fabre a pu analyser, il s’agit de l’adaptation d’une pratique, le genre épistolaire, à une situation de séparation.
Vava écrit à Pierre comme s’il était son mari, avec régularité et fidélité. La violence de la guerre abolit l’âge des protagonistes. « Pendant deux jours j’ai rêvé de toi tu étais en permission et j’étais très contente et je me suis réveillée et j’ai vu que ce n’était pas vrai », écrit-elle le 13 mars 1916. Cette intimité est brusquement brisée lorsque survient la mort de Pierre Demmler le 6 juillet 1916. L’écriture se mue en pratique de deuil. La petite fille devient « veuve » de guerre. L’oncle Pierre devient tous les soldats du front morts pour la France. Et Françoise de demander à Pierre en 1920, quatre ans plus tard, d’intercéder encore pour elle. Tout se passe comme si Vava incarnait alors tout le chagrin et la peine d’une nation, mais aussi sa mémoire. Cet ouvrage est non seulement une remarquable contribution à l’histoire de 1914-1918 mais aussi un apport important à l’histoire contemporaine de l’écriture.