Le roman de Siegfried Lenz que nous découvrons aujourd’hui dans la traduction française de Frédéric Weinmann a été publié en Allemagne en 2016, un an après la mort de son auteur, alors que celui-ci l’avait écrit quelque soixante-cinq ans auparavant. Nous reviendrons évidemment sur cette curiosité éditoriale, mais on se persuade rapidement que ce n’est pas son manque de qualité littéraire qui a empêché la parution du texte du vivant de l’écrivain. Une postface de Günter Berg, exécuteur testamentaire choisi par Siegfried Lenz, ainsi qu’une chronologie et une seconde postface de la part du traducteur fournissent un précieux éclairage sur cette publication.
Siegfried Lenz, Le transfuge. Trad. de l’allemand par Frédéric Weinmann. Robert Laffont, 342 p., 21 €
L’histoire se passe durant les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale dans une contrée située au-delà de la Vistule, aux confins de la Pologne, de l’Ukraine et de la Biélorussie actuelles – un territoire que les conquêtes hitlériennes avaient en grande partie incorporé au « Grand Reich », laissant le « Gouvernement général » de Pologne voisin aux mauvais soins du Reichsleiter Hans Frank. Siegfried Lenz, né à Lyck (aujourd’hui Elk, en Pologne) au temps où la Prusse orientale allemande existait encore, connaît bien cette région marécageuse dont il fait plus qu’un décor : « Celui qui a respiré l’air d’ici l’a pour toujours dans les poumons. Ce pays va nous poursuivre où que nous allions ». Une région belle et sauvage, qui fut aussi champ de bataille et victime toute désignée des grands conflits européens.
Le récit commence et se termine en 1950 ou 1951, alors que l’action principale se déroule en 1944, durant les derniers mois de guerre. Le temps du roman est ainsi enchâssé dans un autre temps qui lui est postérieur, où l’on voit l’ancien soldat Walter Proska revenu dans la toute nouvelle République fédérale après avoir servi durant quelques années le régime communiste de l’Est. Il est fréquent, dans l’économie d’une nouvelle traditionnelle, d’user ainsi d’un « cadre », mais adapter cette technique à une structure romanesque permet ici de jouer avec la linéarité du récit, de décaler, sinon de démultiplier l’action tout en en préservant l’unité. Walter Proska est le principal protagoniste du cadre comme du récit enclavé, et une longue lettre qu’il veut envoyer à sa sœur sert de prétexte : il décide en effet de soulager sa conscience, de dire la vérité sur un drame survenu pendant la guerre, la mort de son beau-frère dont il est responsable. On retrouve d’ailleurs un procédé analogue dans le chef-d’œuvre de Siegfried Lenz, La leçon d’allemand, où le jeune Siggi Jepsen, censé écrire une rédaction, entame un volumineux récit qui le ramène aux années de guerre. Dans le roman Le transfuge, le cadre permet aussi d’introduire un autre personnage, le vieux pharmacien sourd Adomeit, dont l’histoire durant la Première Guerre mondiale fait écho à celle de Walter Proska durant la Seconde : un même acte irréparable les hante, dans un même sentiment de culpabilité.
La vie du héros (qui n’en est pas vraiment un) s’inscrit donc dans une histoire allemande mouvementée. De l’avant-guerre, on n’apprend rien, sinon qu’à l’instar de l’auteur il a vécu en Mazurie, à proximité du front russe où la guerre le conduit ensuite jusqu’à sa désertion. Son séjour dans la zone d’occupation soviétique devenue RDA se termine au bout de quelques années par une nouvelle fuite pour échapper à une arrestation imminente. Curieusement peut-être, l’auteur laisse dans l’ombre beaucoup d’aspects de ce personnage deux fois « transfuge ». Il lui arrive de l’appeler « l’assistant », sans qu’on sache très bien à quelle fonction civile ou militaire il fait allusion, mais, tout vague qu’il est, le terme est suffisamment explicite pour cadrer le personnage sans rien dévoiler de précis sur lui. Kafka n’aurait pas récusé cette façon de faire. Même si le roman, refusé par l’éditeur, n’a pas aujourd’hui la forme achevée à laquelle serait parvenu son auteur, il est clair que Siegfried Lenz s’attache moins à creuser la psychologie de son héros qu’à mettre en scène, en phrases, sa lente dérive parmi ses compagnons perdus dans ce pays farouche et hostile. À décrire aussi son attirance pour une femme du camp ennemi, Wanda, dite « Écureuil » à cause de sa chevelure rousse, dont il tombe instantanément amoureux contre toute raison. Une issue possible à l’enfer, le choix de la vie contre la mort ? Elle compte sans doute pour beaucoup dans la désertion du soldat Walter Proska, mais s’y serait-il décidé s’il n’avait été entraîné par un camarade qui le pousse à franchir le pas, à offrir ses services aux Rouges pour « débarrasser le monde de la clique » ?
On ne peut que spéculer sur ce qu’aurait été la version définitive de ce roman de 1951, plusieurs fois refusé et retravaillé dans l’attente d’une publication, avant de rejoindre le fond d’un tiroir pour plus d’un demi-siècle. Mais il est sûr que tout ce qui fait l’originalité et la force de l’écriture de Siegfried Lenz est déjà là. Une manière résolument moderne, jouant sur la multiplicité des points de vue et des procédés narratifs : le récit à la troisième personne alterne avec les dialogues, restitués parfois dans les langues ou dialectes parlés dans la région (une épreuve pour le traducteur !), et de longs monologues intérieurs. Le narrateur n’hésite pas non plus à apostropher directement les personnages : « Là-bas, dans les roseaux. Tire donc ! Encore vingt-huit balles dans le chargeur. Tir continu. Tire-leur dessus ! Envoie vingt-huit balles en mission. Elles n’ont qu’à chercher une cible. »
Les grands exemples américains ne sont pas loin, Ernest Hemingway, William Faulkner, et d’abord Joseph Conrad puisque la majeure partie du roman, située à la fin de l’été 1944, se déroule elle aussi « au cœur des ténèbres »… Dans la chaleur moite d’une forêt hostile, dans des marécages infestés de moustiques où la mort frappe à l’improviste, on finit par se demander si la cohabitation forcée avec des hommes rendus fous et un sous-officier ivrogne et sadique n’est pas pire que l’embuscade redoutée, attendue parfois quand surgit le désir d’en finir. Une étrange « place forte » sert de refuge, ironiquement baptisée « Calme de la Forêt », et les hommes à qui l’on a confié une mission rendue de plus en plus absurde s’enfoncent dans le piège où ils disparaissent un à un.
Walter Proska se rendait à Kiev pour rejoindre son unité avant que son train ne saute sur une mine, le contraignant à partager le sort de ces soldats abandonnés dans les marais qui entourent Tamachgrod ou Provursk (villes réelles ou inventées, peu importe). Nul rapport avec les tropiques, pourtant l’été torride y fait songer et la débâcle de cette poignée d’hommes évoque des souvenirs d’Apocalypse Now. Ou alors, on croit surprendre l’ombre furtive de Klaus Kinski dans le film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu. Car Siegfried Lenz sait voir, et son écriture donne à voir. Les mots qui noircissent la page suggèrent immédiatement un enchaînement d’images qui trouvent leur écho dans l’imaginaire du lecteur. Ce roman, sans doute, ferait un bon scénario !
La plupart des personnages sont campés en quelques traits vigoureux. Caricaturaux, excessifs, brutaux, ils savent aussi regarder la nature dont ils se rapprochent nécessairement tandis que leur « humanité » s’estompe, que leur identité disparaît derrière le surnom qui les résume : Fémur, Le Grand, Petit Pain au lait, Caboche… Leurs occupations peuvent surprendre, comme cette pêche au brochet dans laquelle le combat entre le soldat et le grand prédateur évoque irrésistiblement celui du capitaine Achab avec Moby Dick. Un jour que l’animal avait mordu à l’hameçon, l’homme vit « l’œil de son rival, un œil de poisson calme, non déformé par la crainte, mais exprimant plutôt l’indifférence, un œil qui ne reflétait ni douleur, ni mort, ni danger et qui fixait l’homme avec un flegme troublant, à la fois sinistre et affable ». Lorsque Siegfried Lenz, comme ses grands inspirateurs anglo-saxons, met la nature au cœur de son roman, ce n’est pas seulement pour la décrire.
L’observation d’un paysage, d’un arbre ou d’un oiseau peut être étroitement mêlée à l’action. Parfois, elle l’illumine : « Un matin prometteur était parvenu jusqu’à la place forte ; il avait réveillé les soldats. Sur les brins d’herbe, la rosée leur adressait des clins d’œil ; le ciel ne présentait aucun nuage, le soleil glissait sans bruit au-dessus de la cime des arbres, léger comme une plume. » Une nature innocente, tutélaire, mais quand la brutalité l’emporte, Siegfried Lenz met en avant sa superbe indifférence aux passions et aux actions des humains, à la brièveté et à la fragilité de leur passage sur cette terre « que la vie et la mort se disputent ». Parce que l’homme ne prend pas le temps d’en humer l’odeur, d’en « écouter le babil ancestral ».
Si le roman de Siegfried Lenz s’inscrit si bien dans la tradition du nature writing, c’est que l’auteur a lui-même arpenté les régions dont il parle. Et s’il montre la guerre de façon si convaincante, c’est aussi parce qu’il en a fait l’expérience à partir de 1943, enrôlé dans la Kriegsmarine. Se mettre dans la peau d’un soldat qui déserte ne lui pose guère plus de problèmes : il l’a fait alors qu’il se trouvait au Danemark, avant d’être capturé par les Anglais. L’expérience garantissant ainsi l’authenticité de l’œuvre, un beau succès s’annonçait lorsque le jeune et brillant débutant remit son manuscrit à l’éditeur ! Il n’en fut rien.
Pourquoi cette longue parenthèse avant qu’on ne retrouve le texte dans la succession de Siegfried Lenz ? C’est qu’en 1951, alors que la guerre était encore si proche, il semblait mal venu de présenter les résistants et les partisans comme des ennemis ordinaires et non comme des terroristes. D’autant qu’il s’agissait de communistes et qu’on était alors en pleine guerre froide. Même si le narrateur décrit l’Est sans complaisance, une génération d’Allemands impliquée elle-même dans un passé encore trop présent pouvait-elle admettre une histoire d’amour entre un soldat et une jeune résistante polonaise, la désertion, puis la trahison de ce soldat ? La population était loin d’être composée d’anciens opposants à Hitler, tous les prisonniers n’étaient pas encore rentrés de captivité, et le chancelier Adenauer trouvait plus opportun de construire le nouvel État, fût-il amputé d’une partie de son territoire placé sous tutelle soviétique, que de ranimer des souvenirs désagréables.
L’éditeur a donc reculé, et Siegfried Lenz a fini par renoncer aux multiples corrections qu’on lui demandait d’opérer. Les temps ayant changé, plus rien ne s’oppose aujourd’hui à la parution de ce roman, le deuxième d’un jeune homme qui gravit rapidement les échelons d’une carrière dans la presse, et atteignit encore plus rapidement à la célébrité littéraire. Dans une Europe apaisée, sa ville natale, aujourd’hui polonaise, a su rendre à son tour hommage à son grand homme en le faisant citoyen d’honneur en 2011.
Bien des romans ont parlé et parlent encore de la guerre. Celui-ci apporte aussi sa part de témoignage, en l’occurrence sur le quotidien du front russe, mais il va bien au-delà en s’interrogeant sur les actes commis par les soldats, sur leur sentiment de culpabilité, qui peut être rapidement évacué, mais qui peut aussi peser sur eux pour le restant de leurs jours. Jusqu’où la responsabilité de chacun est-elle engagée ? Siegfried Lenz inaugure ici une réflexion qui ne le quittera pas de sitôt, et qui s’épanouit dans La leçon d’allemand.