Voix de Syrie
Traduire pour transmettre et porter des voix de l’intérieur qui laissent entrevoir toute l’ampleur de la rupture politique et existentielle engendrée par la révolte et le conflit en Syrie : tel est l’objet du recueil de textes hétéroclites composé par le chercheur Franck Mermier. Ces « écrits libres de Syrie » éclairent différentes facettes et expériences de ce conflit à l’heure ou les médias et les explications géopolitiques ont tendance à rejeter les Syriens hors champ.
Franck Mermier (dir.), Écrits libres de Syrie. De la révolution à la guerre. Classiques Garnier, 278 p., 29 €
L’ensemble de ces analyses, témoignages, chroniques et essais réunis par Franck Mermier rend compte de nouvelles écritures qui ont émergé avec la révolution. Pour les définir, Yassin al Haj Saleh, écrivain et ancien détenu politique, parle d’écriture « habitée », apparue grâce à une libération de la parole, favorisée par les réseaux sociaux et brouillant les frontières entre l’écrivain professionnel et l’amateur. Écrire n’est plus un métier, c’est une nécessité vitale pour documenter, comprendre et laisser une trace. Le « je » est recouvré, assumé, exploré. Le vécu irrigue la pensée. Ces écritures sont traversées par la puissance de l’événement, la difficulté à l’assimiler et à en donner un sens définitif. Elles s’inscrivent dans la lutte et la prolongent, alors que la révolution se transforme progressivement en conflit armé. Contrairement à l’écriture officielle « dépeuplée », ces nouvelles écritures sont « emplies de monde », « habitées par les voix des gens, leurs histoires, leurs images, leurs récits, leurs petites anecdotes et leur mort ». Tout au long de l’ouvrage, le lecteur découvre ces nouvelles formes et expériences d’expression avec des activistes, des universitaires, des journalistes ou de simples témoins, réunis dans une même quête de réappropriation de l’interprétation des événements, confisquée avant la révolution. Leurs textes donnent accès à différents événements, histoires, lieux et moments ; autant de changements de focales reliées entre elles par une progression chronologique qui esquisse différentes phases de la révolte et de la guerre.
Dans chaque région et dans chaque ville, la révolte et la violence se sont déployées selon des modalités spécifiques. Dans un article initialement publié en 2012, Omar Kaddour explique pourquoi la mobilisation a été moindre à Alep et à Damas, en insistant sur l’importance des dispositifs répressifs et des stratégies pour verrouiller les places publiques afin d’assimiler la révolte aux ruraux et aux marginaux. À Douma, située dans la banlieue de Damas, les manifestations ont été intenses dès 2011. En 2013, la ville est assiégée. Samira Al-Khalil, ancienne détenue politique, activiste, qui y sera enlevée au cours de la même année par un groupe jihadiste, consigne dans un journal des bribes du quotidien qu’elle partage avec les habitants de Douma. Les écoles bombardées qui parviennent à rouvrir, cette fillette épargnée par un obus tombé à côté d’elle mais qui meurt des suites de son effroi, les naissances, les pénuries et ceux qui en profitent. Elle consigne aussi sa colère et ce qui la fait tenir.
À quelques kilomètres de là, à Damas contrôlée par le régime, Naïla Mansour (pseudonyme), enseignante et activiste, s’adresse directement au lecteur pour confier son sentiment d’impuissance. Elle dit le temps qui s’allonge ou se rétracte et sa déprise sur sa destinée au fil des espoirs, des angoisses et des désillusions. Alors, demande-t-elle, faut-il rester au risque de développer une « dépendance » à la guerre ou partir et trahir tous ceux et tout ce pour quoi elle s’est battue jusqu’ici ? Dans les deux cas, le prix est exorbitant. Dans un registre plus documentaire, Sadek Abdul Rahman restitue précisément les différentes phases du siège et de la résistance d’Alep, jusqu’à sa chute en décembre 2016. Ici, l’objectif est de rétablir les faits, face à des jeux politiques et médiatiques opaques. Il pointe également les dissensions entre les différents groupes combattants de l’opposition.
Le même auteur revient sur l’histoire singulière de Saraqib, dans la région d’Idlib, qui a dû affronter à la fois l’armée syrienne et Daech. Il décrit les différentes phases de la révolution, les stratégies de répression, le passage à la lutte armée, le mouvement civil, toujours actif aujourd’hui. Mais, au cours de cette analyse rigoureuse, surgit soudain l’émotion à travers le souvenir de la voix d’une fillette chantant un hommage au martyr Mohammed Haf, figure héroïque de Saraqib. Alors qu’il écrit ce texte avec « cette chanson dans la tête », il apprend qu’elle vient d’être tuée par un bombardement. Comment continuer à écrire ? Pour les gens de cette ville où il n’avait pourtant « jamais mis les pieds », affirme-t-il. Écrire pour continuer la lutte.
Dans certains textes, les affects liés à des expériences traumatiques sont à l’origine du récit, la fiction venant même parfois exprimer l’intensité et l’intimité d’un rapport quotidien à la mort. Ainsi, Omar Kaddour devient un martyr qui assiste à ses propres funérailles. Durant la procession, il prend le temps de se souvenir de la façon dont il est mort, de qui il était. Mais il ne se souvient plus du prénom de son fils, ni de celui de son père d’ailleurs… Lutter contre la massification et la standardisation de la mort : « Nos morts résident dans la banlieue de ces chiffres officiels. Enterrés à la marge, nous sommes l’approximation du ‟environ cent cinquante morts”, nous sommes l’excédent du ‟plus de cent cinquante morts”. D’entre nous, je suis probablement le plus chanceux, car mes funérailles sont sur YouTube ; j’ai un peu plus de quatre cents vues, deux ‟J’aime”, et zéro ‟Je n’aime pas”. Moi, pour dire vrai, je ne vois pas comment on peut aimer ou ne pas aimer un enterrement ! ».
L’exode que raconte Malaka Al-Ayeed (pseudonyme) est bien réel. C’est celui qu’elle a vécu en fuyant les bombardements de Raqqa. Trouver un endroit sûr, organiser le quotidien puis partir plus loin pour des abris toujours plus précaires. Apprendre à fixer des tentes, à lutter contre le vent, le froid et la pluie. Guetter le bruit des avions. Être livré à soi-même, pris en tenaille entre Daech et le forces Kurdes. Se demander si tout ceci est bien réel.
Les frontières entre le réel et la fiction sont effectivement ténues devant le rythme et l’ampleur des événements. L’absurde n’est jamais loin, comme dans le témoignage de Moustafa Abou Chams, pharmacien à Alep avant de devoir se réfugier en Turquie avec sa famille. Il raconte comment il se rend désormais en Syrie en tant que « visiteur » en passant par le poste-frontière de Bab al-Hawa. Les détours, les barrages, l’attente qui facilite la propagation des rumeurs. Ce jour-là, 5 000 Syriens doivent passer un à un dans un couloir de 35 centimètres pour pouvoir visiter leur pays. Une fois de l’autre côté, comment se « comporter en invité dans sa propre maison », comment aussi faire face à la réprobation ou à l’envie de ceux qui sont restés ? Une révolution réduite à un couloir de 35 cm… D’autres témoignages racontent l’expérience intime de l’exil, de la détention ou du quotidien dans la capitale. Des textes apportent également un nouvel éclairage sur le phénomène djihadiste : les conditions locales de l’apparition de Daech, la création d’un bataillon féminin à Raqqa, les transformations du discours d’al-Qaida en Syrie.
Ces « écrits libres de Syrie » constituent un apport précieux à une littérature de témoignage importante mais encore peu traduite en français. On pense bien sur à Feux croisées : Journal de la Révolution syrienne (2012) ou Les portes du néant (2015) de Samar Yazbek, Récits d’une Syrie oubliée de Yassin al-Haj Saleh (2015) et À l’est de Damas, au bout du monde. Journal d’un révolutionnaire syrien, de Majd al-Dik et Nathalie Bontemps (2016). L’originalité ici étant que la fiction et la chronique côtoient les sciences sociales dans une multitude de styles et de points de vue. Si ces histoires sont celles des vaincus, elles rendent compte pourtant de transformations sociales, politiques et personnelles profondes, dont les processus sont toujours en cours.