Le droit de punir

Au Moyen Âge, avec le consentement populaire, le roi condamne à mort les « inutiles » au monde pour affirmer son autorité sur ses sujets et endiguer les justices subalternes. Comme le montre le livre de la médiéviste Claude Gauvard, la justice pénale oscille entre sévérité de la mort sur le gibet et clémence de la grâce, double puissance de la souveraineté.


Claude Gauvard, Condamner au Moyen Âge. Puf, 358 p., 24 €


En 1975, Michel Foucault publie Surveiller et punir. Tout autour de la justice patibulaire et de la prison « naissante » avec le Code pénal de 1791, il y repense l’intention de punir comme socle disciplinaire de la modernité politique et du contrôle social pour l’ordre bourgeois et l’économie capitaliste issus de la Révolution française. Mettant en exergue l’écartèlement du régicide Damiens (1757) en place de Grève, Foucault ramène l’impératif pénal au destin suppliciaire de l’homo criminalis. Art de retenir la vie dans la souffrance du larron repenti, le supplice serait la clef de voûte de la justice exercée depuis le XVIe siècle sous l’hégémonie pénale de l’État justicier. Pour une génération d’historiennes et d’historiens, Surveiller et punir se mue en boîte à outils épistémologique qui mène à renouveler l’histoire positiviste de la justice. Dès lors, les pratiques pénales selon l’archive seront croisées aux sources de la loi, et à la doctrine du droit de punir. Avec la sensibilité sociale qui distingue ses paroles et ses livres, Claude Gauvard contribue à ce renouvellement historiographique du droit de punir.

Elle publie en 1991 « De Grace especial » : Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge (Publications de la Sorbonne). Réédité en 2010, l’ouvrage de mille pages sur l’octroi de la grâce via la lettre de rémission royale pour les cas pendables est devenu un classique. La grâce s’affirme en tant que fonction modératrice du roi comme fontaine de justice et empereur en son royaume. Entre héritage du jus romanum qu’acculture le droit coutumier et éthique chrétienne, l’équité pondère la sévérité avec la clémence. Si la grâce modère la coercition, l’homicide pour réparer l’honneur blessé entraîne souvent la piété royale.

À la fin du Moyen Âge, sur le marchepied de l’État absolutiste, le droit de punir soutient un des quatre attributs régaliens de la souveraineté absolue naissante. Dans Les six livres de la République (1576), Jean Bodin rappelle que juger en « dernier ressort » — condamner à mort — est « un des principaux droits de la souveraineté ». Entre anthropologie politique du rituel judiciaire, histoire de la mort pénale publique et casuistique selon les archives judiciaires, le « dernier ressort » occupe Condamner à mort au Moyen Âge. Cette brillante enquête restera comme la magistrale contribution de la médiéviste à l’histoire de l’État justicier. En 361 pages emplies d’humanité et menées tambour battant dans le maquis de sources royales trop éparses, Claude Gauvard montre qu’octroyer la grâce et condamner à mort sont les deux pôles de la souveraineté.

Claude Gauvard, Condamner au Moyen Âge

Jean-Paul Laurens, L’agitateur du Languedoc (procès de Bernard Délicieux), 1887

Meurtrier traîné et pendu, sorcier brûlé, faux-monnayeur bouilli, femme infanticide enfouie : lorsque la clémence recule, les formes multiples de la mort pénale convergent et mènent à l’interdiction de la sépulture chrétienne du supplicié et à la confiscation de ses biens au profit de l’État. En outre, l’infamie capitale augmente avec le temps d’exposition qui décompose publiquement le cadavre pendu au gibet. Démembrement, calcination, enfouissement ou « noyade du cadavre » dans un sac lesté de pierres, mise aux ronces : de plus, l’outrage cadavérique post mortem voulait empêcher les suppliciés de revenir en fantômes hanter les vivants.

Selon des sources incomplètes, les historiens estiment à une centaine le nombre d’exécutions de 1320 à 1428 en France, avec une forte majorité d’hommes pendables pour des crimes de sang (4 à 10 % de femmes emprisonnées ; 10 % de femmes condamnées à mort, Registre criminel du Châtelet de 1389-1392). S’y ajoutent des animaux exécutés, comme un porc brûlé vif en 1268 pour avoir dévoré un enfant ou autres truies liées à un accident mortel.

Claude Gauvard complète les sources de la pratique avec le droit canon pour souligner le tournant médiéval de la mort pénale justifiée par Thomas d’Aquin (Somme théologique). Même si l’Église abhorre le sang versé, la peine capitale s’adosse à la suspension du « Non occides » (« Tu ne tueras pas », commandement mosaïque). La levée de l’interdit chrétien vise le criminel irrécupérable. Jugé en procédure inquisitoire – écrite, secrète, aveu sous la torture – qui repousse lentement celle accusatoire basée sur l’oralité et la publicité de l’instruction avec l’ordalie en jugement de Dieu, le condamné à mort sera dès 1397 confessé par le prêtre. La confession ante mortem mêle la miséricorde, l’aveu judiciaire et la contrainte pénitentielle pour le salut. Escortée de honte sociale, la peine de mort à l’époque médiévale est bien la pédagogie de l’effroi qui contraint le criminel au repentir moral. La terreur patibulaire vise l’exemplarité sociale et la prévention générale du crime.

Juger in fine le condamné « digne de mourir » revient au roi, oint de Dieu et délégateur de souveraineté au juge du Parlement. En conséquence, l’exécution est ramenée à Paris. Le monarque soumet ainsi le corps des sujets et l’autorité judiciaire des villes du royaume à la centralité de la couronne. Endiguant les justices subalternes et concurrentes des instances seigneuriales, le souverain incarne la puissance naissante du monopole pénal de l’État que renforce le procureur du roi (parquet). En résulte le pouvoir du Parlement en tant que cour souveraine qui énonce les normes du dernier ressort : soit la potence dressée sur l’espace public.

Claude Gauvard, Condamner au Moyen Âge

Illustration d’une exécution par Loyset Liédet, vers 1470, à partir d’un manuscrit de Froissart © BnF

Selon la nature du crime réprimé – guet-apens, assassinat, complot, viol, vol –, la main de justice punit ou pardonne en dernier ressort. Autour du gibet médiéval (bois de justice, fourches patibulaires), alors que depuis le XIIe siècle se vulgarise le purgatoire qui dramatise la mort individuelle en vue du Jugement dernier, mais aussi pour combattre l’hérésie cathare, la peine capitale plus ou moins fréquente reste la terrible sanction régalienne. Elle est justifiée par la doctrine (théologique, juridique) qui se resserre en doctrine rationnelle pour soutenir l’État royal de droit divin. Encadrée par la procédure inquisitoire, ritualisée par le prononcé de la sentence et l’exécution publique du « mal famé », la mort pénale peut être évitée par une grâce dans les conditions de la rémission liée à la clémence royale. Elle reste socialement acceptée par le peuple, grand « consommateur de justice ». Même si parfois il «murmure » son désarroi pénal, il consent aux exécutions ordinaires (coram populo), entre accord vindicatif et assujettissement politique. S’y ajoutent les aspirations sécuritaires nées de la peur populaire envers les individus qui incarnent le mal (sorciers).

À la croisée de l’État, de l’Église et de la société, condamner à mort dans la France des XIIIe-XVe siècles constitue un acte politique et pénal. Il vise à réparer le crime comme offense au roi et à la res publica (chose publique) dont il est le garant pour l’ordre public. Dans ce cadre juridique et rationnel, contrairement à l’imaginaire romantique du Moyen Âge « violent et sanguinaire » de Michelet, les « exécutions ont été moins fréquentes » avec le roi justicier. Or, la violence pénale de l’État médiéval vise en priorité les crimes politiques dont la peine peut être tempérée par la grâce royale.

Libérée du frein religieux, énoncée par le juge autonome en son tribunal qu’orne le crucifix implorant de ne pas « pendre haut et court » un innocent, appliquée à un nombre limité d’« inutiles au monde » sous l’autorité croissante du parlement, la mort pénale est ainsi sacralisée dans la sphère pacificatrice de l’État. Elle met hors jeu social la vendetta et le lynchage. Pour sept siècles environ, de cette confiscation de la vengeance privée, résulte la pérennité politique et la légitimité morale de la peine capitale.

En France, depuis la Révolution, l’abolition tardive en 1981 de la mort pénale est imputable à son ingrédient régalien et à son lien étroit avec la souveraineté absolutiste puis républicaine qui réverbère le « dernier ressort » médiéval. Condamner à mort au Moyen Âge est placé dans l’ombre portée des plaidoyers humanistes de Jean Jaurès et de Robert Badinter. En refermant ce beau livre sur la mort pénale, on réalise que la médiéviste Claude Gauvard y déploie son humanisme abolitionniste.


À la mémoire du lépreux Guillaume Possemote, injustement pendu pour meurtre crapuleux en 1483.

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