Andalousie, années 30

Pour quelle raison lire aujourd’hui des reportages sur la Seconde République et la guerre d’Espagne ? Eh bien par exemple parce que des articles publiés à l’époque sont traduits pour la première fois en français et qu’ils sont parmi les plus profonds et les plus subtils écrits sur le sujet. Leur auteur, Manuel Chaves Nogales, dont les éditions Quai Voltaire publient L’Andalousie rouge et la « Blanche Colombe», est un témoin lucide et inspiré de cette période incandescente de l’histoire espagnole.


Manuel Chaves Nogales, L’Andalousie rouge et la « Blanche Colombe » & autres reportages. Trad. de l’espagnol par Catherine Vasseur. Quai Voltaire, 172 p., 18 €


Le livre réunit trois séries de reportages  de Manuel Chaves Nogales publiés entre avril 1931 et juin 1936 dans le quotidien Ahora. Ils nous touchent comme s’ils avaient été écrits ces derniers mois, peut-être parce qu’ils parlent de religion et d’anarchisme, de colère populaire et d’immenses inégalités sociales. Peut-être aussi parce qu’ils évoquent un endroit qui n’existe plus, comme l’Amazonie des Jivaros, le Rajasthan des maharajahs ou la Pologne du Yiddishland.

L’Andalousie dans laquelle nous entraîne Chaves Nogales est une région où les choses semblent n’avoir pas changé depuis le Moyen Âge, où ferveur religieuse et superstition sont partagées par tous – les señoritos (propriétaires terriens quasi de droit divin) comme les journaliers qui vivent dans un état proche du servage. Et voilà que ce système féodal est percuté par des idées révolutionnaires déboulant de l’étranger. Qu’il nous décrive les effets de ce choc sur la Semaine Sainte de Séville ou sur le pèlerinage du Rocío, l’auteur constate que, « pour s’exercer ici, le communisme devra cesser de l’être et devenir anarchisme, syndicalisme… Les communistes des villages andalous feraient perdre la tête à Lénine et Trotski ».

Chaves Nogales tente donner un sens à ce mélange de misère et de dépenses insensées, de soumission à des forces sociales et divines aussi floues que puissantes. Impossible d’appliquer les catégories habituelles de l’analyse politique, il faut d’autres outils pour appréhender cette réalité. D’où une enquête, subtile et minutieuse, sur les forces en présence. On rencontre des señoritos, en tenue de cavaliers, tablier de cuir sur les jambes et chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, qui reçoivent dans leurs chais, faisant jaillir des tonneaux « le jet doré dans l’étroit et long verre en cristal », pendant que les ouvriers agricoles se demandent s’ils pourront semer cette année. Les uns placent « leurs espérances dans la dictature ou la monarchie », les autres dans « un idéal communisant aux contours diffus », tous ont en commun « l’aspiration à une explosion ».

Manuel Chaves Nogales, L’Andalousie rouge et la « Blanche Colombe » & autres reportages

Fermeture forcée du journal Ahora en 1934

Il y a ce reportage sur la Semaine Sainte à Séville dont des extraits ont été publiés en 1936 dans l’hebdomadaire français Voilà, illustrés par les photos d’un jeune photographe prometteur, Robert Capa. Au-delà du folklore et de l’ostentation de piété, quel est le sens de ces festivités? Et quelle place ont-elles dans « Séville la rouge » ? Pour comprendre, l’auteur entre dans les tavernes, rend visite aux syndicats et aux fabricants de bougies, il tente de saisir l’âme de ces confréries qui, depuis des siècles, font défiler leurs pasos (les chars portant les statues des saints). N’allez pas croire que l’appartenance à une confrérie traduise une véritable religiosité, avertit-il, elle relève en fait « des relations les plus vitales pour l’individu » : celles qu’il entretient avec son quartier et sa taverne.

Personne d’ailleurs ne se sent d’obligation vis-à-vis des curés, « un fond d’anarcho-syndicalisme persistera toujours ». Tout cela cohabite joyeusement avec les fortunes dépensées pour payer le manteau brodé d’or de la Vierge, les monceaux de fleurs arrivant par wagons de Valence ou de Grenade et les kilos de bijoux accrochés aux statues et offerts par les Sévillanes, « de la riche dame qui se défait de ses colliers de perles et de diamants à la vieille cigarière qui fait don de ses pendants d’oreilles ».

Chaves Nogales raconte avec humour comment il se retrouve à servir de guide, on dirait aujourd’hui de « fixer », à un de ces journalistes français qui « de façon aussi circonstanciée que mal intentionnée, narrent à leurs lecteurs ce qui se passe en Espagne pour l’instruction et l’édification du velléitaire bourgeois parisien… Nous courons le grave risque que, d’un moment à l’autre, cet homme télégraphie à Paris la nouvelle sensationnelle selon laquelle les Andalous vivent sous un régime purement soviétique ».

Le texte est parfois traversé par un souffle poétique, notamment quand l’auteur raconte le pélerinage du Rocío, avec des « colosses qui fendent le marais, Vierge sur le dos… Plus qu’une procession, c’est un enlèvement — un véritable rapt mythologique. C’est un culte primitif, quasi sauvage ». Il y a aussi ces magnifiques descriptions de la dureté et de la splendeur des paysages andalous, de la beauté barbare de cérémonies où se mêlent christianisme méditerranéen, climat prérévolutionnaire et paganisme flamboyant.

Manuel Chaves Nogales, L’Andalousie rouge et la « Blanche Colombe » & autres reportages

Manuel Chaves Nogales

On voit, arrivant de « villages bolcheviques et réactionnaires, rouges et verts », précédées par l’odeur de l’encens et le roulement joyeux des castagnettes, des caravanes rassemblant señoritos et gitans, cavaliers et vieilles dévotes, charrettes couvertes de draps blancs et de dentelles, où « les jeunes filles aèrent leurs amples jupes à volants ». À l’approche de cet improbable cortège de romeros qui a cheminé sept jours sous l’impitoyable soleil andalou, Chaves Nogales décrit une image qui pourrait être un mirage. « En ces heures accablantes d’interminable randonnée, la romeria prend des allures d’authentique caravane, elle devient pareille à une cohorte transhumante d’Afrique, à un peuple nomade du désert ».

D’autres scènes encore semblent sorties d’un rêve, ou d’un film, comme ce campement où, « au centre d’un cercle, une femme intrépide exécute une sorte de tango devant des grappes de visages virils hachés par la lumière violette des lampes à acétylène. L’ombre d’un cavalier fend la nuit au galope et se perd sur le chemin des pinèdes, emportant sur sa croupe un somptueux trophée orné de volants ». Plus tard, « au rythme de la guitare et des coplas », les romeros s’en retourneront « à Triana la Rouge où les attendent la faucille et le marteau ».

Le parfum des fleurs d’oranger, la lueur des bougies, l’énergie sexuelle, le chant des guitares, le murmure des prières dans la nuit… En saturant notre imaginaire d’images et de sensations, Chaves Nogales réussit à nous transmettre sa compréhension intime de la nature — et des contradictions — d’un peuple dont il est lui-même issu. Une autre chose rend ces textes sont émouvants : on y lit une profonde conviction républicaine et anti-totalitariste, mais aussi le désenchantement face à l’échec annoncé de la République.

Le livre de cet écrivain mort à 47 ans en 1944, en exil à Londres, est une très belle illustration de ce qu’est parfois le reportage journalistique : une forme de littérature. Comme ont pu l’être les articles de Vassili Grossman, qui a longtemps été reporter avant de devenir l’auteur de Vie et Destin.


L’Andalousie rouge et la « Blanche Colombe » est le neuvième des livres (romans, nouvelles et reportages) de Chaves Nogales publiés depuis 2010 au Quai Voltaire par Alice Déon.

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