Touriste en Syrie

En partant sur les traces de Lawrence d’Arabie, visitant des châteaux croisés avant la Première Guerre mondiale, Jean Rolin aurait pu écrire une suite à son Traquet kurde, savoureuse variation sur la relation entre ornithologie et espionnage. Mais si l’écrivain continue de nous enchanter par sa grâce, son humour et son style, c’est aussi, et surtout, le prodigieux journaliste qui émerveille dans Crac.


Jean Rolin, Crac. P.O.L, 183 p., 18 €


Lors d’un dialogue avec Jean Rolin, Patrick Deville suggérait aux critiques chargés de rendre compte de Crac un titre : Missiles et mangonneaux [1]. Deux armes de sièges qui, chacune selon ses moyens, ont causé d’importants dégâts à ces châteaux forts érigés par les Croisés que Jean Rolin, entre Jordanie, Liban et Syrie, est parti voir, cent dix ans après son guide, le colonel Thomas Lawrence – avec qui Rolin partage le souvenir d’une enfance à Dinard. Dans Le traquet kurde, Rolin étudiait le lien unissant ornithologie et espionnage. Dans Crac, il indique que c’est un archéologue, David Hogarth, qui a peut-être parrainé Lawrence dans le métier du renseignement.

Missiles et mangonneaux : titre rolinien en diable, pour un livre où l’on reconnaît le style de l’auteur. Par exemple : deux « guinguettes », à Saïda, au Liban, et au bord d’un lac de retenue, en Syrie ; « une banderole à l’effigie de Saddam Hussein et surchargée de cette maxime : “Les géants ne tombent que quand ils sont trahis” » ; un moukhabarat en civil doté d’une « ressemblance fortuite avec John Travolta, mais un Travolta avec qui personne n’aurait eu envie de danser » ; et bien sûr des voitures : une Porsche, une Mercedes, deux Kia et un break 505, du plus drôle au moins drôle. Quand c’est drôle, c’est à mourir de rire, mais parfaitement incitable – l’humour de Jean Rolin se nichant dans les méandres d’une phrase qui, comme le notait Deville, s’allonge avec les années.

Terre fertile pour son humour, le Proche-Orient semble néanmoins une terre hostile pour Rolin. Ainsi des oiseaux, pour lesquels il éprouve un vif attachement, mais qu’il croise ici presque toujours en fâcheuse posture : dépouilles naturalisées de trois gazelles, d’un pélican et d’un vautour fauve par ici, piafs piégés à la glu par là, et une « infecte mésange » pour finir. Nous voici en terres de chiens errants « qui présentaient la même coloration jaunâtre et le même morphotype, ceux vers lesquels l’espèce évolue à rebours, où que ce soit dans le monde, lorsqu’elle est livrée à elle-même ». Vu le lien entre ceux-là et les conflits humains, on comprend qu’on est en zone de guerre.

Jean Rolin, Crac

Portrait anonyme de T. E. Lawrence (1918)

La « poliorcétique » désigne l’art d’assiéger les villes. Lawrence en a-t-il été toqué ? L’étude des châteaux forts croisés, dans cet Empire ottoman finissant, était peut-être un prétexte pour marcher énormément et solitairement (Lawrence est l’auteur de cette réflexion : « Pourquoi n’aime-t-on pas les choses dès qu’il y a d’autres gens autour de soi ? »). En tout cas, si Lawrence est le fil que suit Jean Rolin, l’aventurier anglais n’est pas vraiment son objet. Les châteaux forts représentent un angle, une couverture et un point de vue pour parler de la Syrie.

Un angle : la visite des châteaux croisés offre une approche doublement ironique de la situation syrienne. D’une part parce que le terme de « croisés » revêt, au Proche-Orient en général et pour les factions islamistes en particulier, un sens bien particulier. D’autre part parce que le « libérateur » de ces châteaux, le régime de Bachar al-Assad, qui aujourd’hui en organise la visite, a pris soin, au début de la guerre civile, de relâcher dans la nature ces futurs « ennemis des croisés ». Les châteaux forts sont l’un des révélateurs de sa duplicité. De surcroît, pas mal de gens se rendent, en fait, dans ces châteaux, parmi lesquels des catholiques traditionalistes y célébrant des messes en latin, et des archéologues hongrois.

Une couverture : dans Crac, Rolin ne joue pas à l’espion. Tous le « considèrent avec bienveillance et un zeste d’ironie, comme il convient de regarder un touriste », et il en profite pour récolter des informations. Un Français venu visiter des châteaux forts : c’est sa « légende », comme on dit dans le renseignement, et cette légende lui permet de rencontrer des sources. Voici donc Riad, « grand féodal progressiste », Libanais pro-syrien, expert en maniement d’armes et spécialiste de Beaufort « tant dans sa dimension historique que dans sa dimension militaire contemporaine ». Voici le directeur du donjon de Safita, qui reçoit Rolin chez lui, autour de tasses « fabriquées en Chine et très élégantes, à l’effigie de Roméo et Juliette » et sa mère « se souvient tout à coup d’avoir obtenu son diplôme d’obstétrique, à Damas, en 1958, “l’année de l’union entre l’Égypte et la Syrie” ». Ou encore le « doux éducateur Bassel », « Monsieur Abdel Kader » : autant de personnes qu’on n’aurait jamais rencontrées sans Jean Rolin.

Un point de vue : celui que donne un château fort est des plus recommandables, parce que c’est le plus élevé. Que voit Rolin, depuis les donjons en ruines ? La géographie, comme au sommet de Beaufort d’où se découvrent les principales zones de tension au nord d’Israël et au sud du Liban, une vue panoramique qui donne la mesure de l’étroitesse des cartes. L’histoire, lorsque Rolin déploie le matériel de captation expérimenté par son ami Deville à Managua (Pura Vida), qui permet de voir l’évolution d’un lieu à travers le temps : ainsi le château de la mer à Saïda, de 1228 à 1840 ; et, non loin, « les ruines de ce qui dut être un bunker, détruit lors de la guerre de 2006 par une bombe ou un missile israélien ».

Jean Rolin, Crac

Jean Rolin © Jean-Luc Bertini

Parmi les qualités qui définissent un bon journaliste, il y a la clairvoyance. Rolin n’est dupe de rien. Il reste sceptique, garde son sang-froid, conserve un puissant second degré. C’est ce qui lui permet de livrer un témoignage important sur la Syrie d’aujourd’hui. Rolin n’est pas dupe du régime syrien. Pas dupe du récital de la chanteuse Faia « dont l’enthousiasme pour le régime de Bachar al-Assad se maintenait à un niveau d’autant plus élevé, depuis le début de la guerre, qu’elle n’était jamais que de passage dans son pays d’origine, et vivait généralement entre le Liban et la Suède ». Pas dupe de la pseudo-reconstruction du pays : « si les autorités avaient eu la volonté de rétablir dans les lieux les gens qui peuplaient ce village [de Qala’at al-Hosn] avant sa destruction, sans doute auraient-elles commencé par le reconstruire, ou du moins par le rendre de nouveau habitable, ce dont on ne relève aucun signe ».

Bien sûr, à ce touriste, on sert les habituels discours sur « “la cohésion sociale du peuple syrien” qui aurait atteint son apogée “sous la direction de M. Hafez al-Assad”, mais aussi, en dépit des apparences, sous celle de son fils ». Mais Rolin décrit le vrai visage de la Syrie. C’est celui des moukhabarat et de la crainte qu’ils inspirent, « qui se traduit notamment […] par l’excès d’enthousiasme avec lequel [on accueille leurs] plaisanteries ». On lui sert aussi les discours sur les « méchants » qui jouent au football dans la cour des châteaux avec les têtes des prisonniers qu’ils viennent d’égorger mais « le coup du football avec des têtes en guise de ballon a déjà beaucoup servi, dans d’autres circonstances et sous d’autres climats ». Autant que l’intelligence, c’est l’humour qui désarme le mensonge.

Crac rappelle que le reportage procède de l’art de connecter le détail au global. À Tartous, Rolin observe que « le non-ramassage des ordures ne procédait pas seulement de la pénurie ou du chaos, mais d’une volonté délibérée d’infliger une punition collective à la communauté réputée la plus défavorable au régime, ce qui présentait l’avantage subsidiaire de pouvoir flétrir son incivisme et sa saleté ». Jean Rolin nomme : pendant le récital de Faia, le régime bombarde le quartier de Jobar, à l’est de Damas, et la région de la Ghouta. Plus loin, un soukhoï russe décolle de la basse de Hmeimimm.

Jean Rolin, Crac

Photo de T. E. Lawrence accompagné de Sir Herbert Samuel et de l’émir Abdallah, en 1921

Rolin n’est dupe ni des uns ni des autres, là réside aussi sa clairvoyance : ni des Israéliens, qui faisaient rafler des supplétifs chrétiens par l’Armée du Liban-Sud du général Lahad pour renforcer les fortifications de Beaufort, ni de leurs adversaires, encore moins de leurs idiots utiles : à Mlita, il visite le musée du Hezbollah « qui officiellement doit s’appeler le musée de la Résistance, et qui s’enorgueillit d’avoir compté Noam Chomsky, en 2010, parmi les personnalités invitées à son inauguration ». Quant à son personnage, ce Lawrence d’Arabie qui ouvre à toutes les rêveries, Rolin n’en est pas dupe non plus : Lawrence manque de sagacité, apparaît benêt, ses descriptions parfois assomment.

Sur la route des châteaux forts, Jean Rolin croise d’autre ruines, comme celles du chemin de fer Haïfa-Tripoli, édifié par des soldats australiens et néo-zélandais à partir de 1942, route « amputée du segment qui allait jusqu’à Haïfa dès 1948, lorsque les Israéliens détruisirent les tunnels qu’elle devait emprunter au sud de Naqoura ». D’autres mondes possibles ont laissé place au nôtre : dans la courbe d’un torrent près du château d’Akkar, « s’est formé un large dépôt de sédiments, sable et cailloux, en partie recouvert de déchets de toutes sortes, principalement des bouteilles en plastique et des loques du même matériau ». Une nouvelle forme de géologie.


  1. Débat visible en ligne en suivant ce lien : https://vimeo.com/305927527

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