On ne pensait pas prendre un tel plaisir à vagabonder dans ces bouts de rubriques pris au fil des collectes qui ont jalonné une vie d’historien. Or le choix de Jean-Marc Moriceau de les donner par simple classement chronologique permet de rendre la réalité absolument terrifiante des catastrophes vécues dans les campagnes françaises à l’époque moderne. Les armées passent, la peste détruit ce que la grêle, les gels prolongés et tardifs, les inondations, les chaleurs et les orages auraient épargné. Certes, le sujet n’est pas de présenter une Arcadie des jours heureux, mais en voyant ce monde on se dit que la survie des sociétés et la volonté de vivre des hommes sont formidablement incoercibles.
Jean-Marc Moriceau, La mémoire des croquants : Chroniques de la France des campagnes, 1435-1652. Tallandier, 606 p., 28 €
De la fin de la guerre de Cent Ans à la fin de la Fronde, les campagnes françaises sont en permanence ravagées, dévastées par les hommes et les intempéries, au point qu’on se demande vraiment comment les croquants et manants ont pu survivre avant même de penser à se révolter. En comparaison de ces bribes de récits réunis par Jean-Marc Moriceau, Sade n’offre que des récits soft et on en revient à l’éternelle question de ce que l’homme peut faire à l’homme. On a alors envie de croire au « procès de civilisation des mœurs » que Norbert Elias a voulu définir à travers la mise au pas que représente la « société de cour » – thèse fortement contestée de nos jours et dont il s’avère que lui-même ne fut pas totalement convaincu. Mais, en sus, on ne peut que penser à la violence autotélique que soulève Jan Philipp Reemtsma, à la barbarie qui dépasse toujours en cruauté la simple volonté de nuire et même de tuer. Sur ce plan, les mille actions des guerres de Religion et le XVIIe siècle de la guerre de Trente Ans qui implique la Lorraine et au-delà, puis la Fronde, ne manquent pas de démultiplier des exactions plus que trash.
Ce passé des campagnes, c’est donc la guerre, la peste et la famine, que nous saisissons en immersion par de brefs récits, marqués au sceau du vrai et dont l’épouvante est bien éprouvante. Le volume est assez centré sur les pays d’oïl, la région parisienne ayant constitué le cœur des recherches de Jean-Marc Moriceau, bien connu pour ses multiples travaux sur le loup. C’est donc jusqu’aux portes de Paris – les loups sont entrés dans Paris en 1439 – que l’on voit des monstruosités et des dévastations qui produisent des villages désertés, particulièrement en 1562. Les ravages et les meurtres souvent suivis de la peste, fréquente sur les voies de passage, mènent à des pertes de population de 15 % en quatre mois, ce que détaille en 1639 le prêtre de Canals, près de Montauban. Les cadavres non enterrés deviennent la proie des loups, enragés ou pas, qui s’en prennent ensuite aux isolés, d’abord des enfants et des orphelins gardiens de troupeaux, à partir de 1580 et avec un paroxysme vers 1600. Cette thèse est formulée à l’époque. Avant l’affaire de la bête du Gévaudan, les attaques allaient en 1600 et 1603 jusqu’aux portes de Toulouse. Des expéditions de destruction ordonnées et organisées avec réarmement de la louveterie et d’une cavalerie s’ensuivirent.
Quant aux catastrophes, elles sont bien là. À Agen, les bateaux de la Garonne passent au-dessus des remparts (1439). Les saints de glace tant redoutés existent, on perd tout parfois pendant les Rogations, le rythme des saisons est sensible à tous les observateurs, les hivers doux suivis de froids terribles (1565) et durables n’en sont que mieux relevés. Comble de malheur, les grêles surviennent quand tout semble prometteur. Ce sont les pluies abondantes et estivales qui détruisent le plus les récoltes. Chaque dérèglement déclenche immédiatement les chertés que notent les observateurs. Avec les hivers trop peu froids et les périodes de chaleur estivale, la vermine peut aussi s’en mêler. Plusieurs années sans récolte, et c’est la famine qui emporte le tiers de la population en Anjou en 1544. En 1608, le « grand hiver » a précédé un été caniculaire, double peine pour les cultures et les hommes. Nonobstant, de-ci de-là des années d’abondance surviennent, on plante des prairies ou l’on assèche des marais, un élevage devient prospère (par exemple en Limousin). Ailleurs, on réinstalle des personnes dans des hameaux et faire venir un forgeron est une politique volontariste qui scelle les renouveaux.
Les répits, en ces premiers temps modernes, paraissent exceptionnels et largement aussi tributaires des paix provisoires que des intempéries. On signale 1645, même si rien n’est généralisable. Ces constatations sont localement fiables car la violence des calamités climatiques attire le regard des tous les chroniqueurs, certes urbains mais fort bien informés, la ville regardant vers sa campagne où elle a des biens au soleil et les ruraux pénétrant dans les villes, chaque matin, pour les marchés, comme le rappelle la préface. Certains vicaires aussi tiennent à signaler l’exceptionnel dans les registres paroissiaux qu’ils tiennent et parfois les textes ici colligés (plus de 1 100) sont publiés depuis le Second Empire, mais ils sont peu sollicités d’une histoire qui s’est voulue conceptuelle ou globalisée, quitte à négliger l’ancrage villageois et l’espace anthropologique des sociétés éminemment rurales.
Ce tableau synoptique, construit par des témoignages directs, restitue alors la vérité des campagnes dont on a tiré par l’impôt les splendeurs de « l’âge classique » à la française. De quoi exciter, une fois encore et contradictoirement, un optimisme raisonné face aux pires catastrophes, celles que nous envisageons au titre du climat, celles qui font le quotidien d’une partie de la planète déchirée par les guerres.
Il faut aussi souligner que ce livre redonne le goût de l’archive et que nous en restons saisis d’images d’horreur en dehors de tout fétichisme de « l’illustration », la seule et d’ailleurs très paisible image appartenant à la première de couverture. Ce contrepoint aux modes instituées est roboratif : la vérité du texte, des textes donnés en patchwork, en devient réconfortante et laisse vivre les questionnements qui viennent à l’esprit : comment peut-on redémarrer ? Après chaque catastrophe, les sols reposés donnent plus que jamais ; et immédiatement repartent, chez les hommes, le goût de la vie, les mariages et les conceptions. Tant par ses travaux que par son introduction, on sait que Jean-Marc Moriceau n’a jamais cru au « village immobile » et a toujours su montrer comment se font les adaptations et mutations. Des marais sont asséchés, et surtout le processus de désarmement des bandes et le monopole de la violence par les reconquêtes royales calment le jeu des guerres civiles et des « mauvais garçons », même si l’accroissement de l’impôt soulève les Bonnets rouges de Bourgogne. Les Tards-Avisés ou croquants du Bas-Limousin (1594) se révoltent contre la fiscalité injuste et la reprise en main de ces régions par le pouvoir central. Les Pitauds (charentais) se battent contre la gabelle. Les croquants du Périgord et alentours continueront sous Louis XIII.
La profondeur temporelle et la facilité de lecture de ce volume font un pied de nez aux travaux rapides sollicités par effet d’aubaine sur des thèmes en vogue où de pompeuses déclarations accouchent souvent… d’un louveteau. Ici, les références toujours signalées permettent à tout étudiant, à tout érudit local de situer son travail dans un moment et un ensemble contextualisable. La table des noms de lieux, celle des noms de personnes et l’index thématique permettent de circuler aisément dans cette masse documentaire, outre que le récapitulatif des chapitres donne, à l’ancienne, une sorte de lecture globale de la période. Cet ouvrage majeur rénove, dans sa réalisation paradoxale, le genre du « beau livre », puisqu’il est à la fois synthétique et marquant, en même temps qu’il appartient aux nouveaux classiques de l’histoire rurale.