Disques (11)
Le ténor Ian Bostridge, accompagné par Antonio Pappano au piano, a apporté sa contribution aux commémorations du 11-Novembre dans un programme qui explore bien davantage que la seule Grande Guerre. Précédemment, entre 2014 et 2018, les éditions Hortus ont publié un vaste ensemble de trente-trois disques, entièrement consacré aux musiciens de la Première Guerre mondiale.
Requiem : The Pity of War. Ian Bostridge, ténor. Antonio Pappano, piano. Warner Classics, 18 €
À nos morts ignorés. Les musiciens et la Grande Guerre, volume XV. Marc Mauillon, ténor. Anne Le Bozec, piano. Hortus (2015), 19 €
Requiem : The Pity of War est censé commémorer l’armistice du 11-Novembre. Le ténor Ian Bostridge le présente ainsi : « Comment peut-on parvenir à refléter l’expérience et la signification du conflit de 1914-1918 dans un récital de mélodies ? Pour répondre à cette question, j’ai repensé à certaines pièces du temps de guerre que je chantais déjà et à leur rapport direct ou indirect avec la Grande Guerre. » Se réclamant de Benjamin Britten qui, pour son War Requiem, s’est appuyé sur des textes de Wilfred Owen, mais, estimant que « le répertoire de mélodies directement générées par la Grande Guerre est bien maigre », Bostridge a sélectionné des mélodies évoquant d’autres guerres : de George Butterworth, Rudi Stephan, Kurt Weill et Gustav Mahler. C’est ainsi un point de vue universel et intemporel qu’adopte son programme ; un poète britannique et un poète américain y rencontrent une poétesse allemande. C’est peut-être aux deux premiers compositeurs, le Britannique Butterworth et l’Allemand Stephan, qu’est dédié ce requiem. L’un et l’autre sont tombés au front, le premier en 1916, dans la bataille de la Somme, le second en Galicie en 1915.
Butterworth a mis en musique des poèmes de The Shropshire Lad, recueil d’Alfred Edward Housman publié en 1896. Dans l’introduction du livret d’accompagnement, Ian Bostridge nous apprend que ce recueil était parmi les lectures préférées des soldats de la seconde guerre des Boers, de 1899 à 1902. Loveliest of trees, qui sublime la nature du Shropshire, constituait certainement une lecture réconfortante pour les soldats britanniques exilés en Afrique du Sud.
Is my team ploughing ? devait ramener les soldats à une réalité tragique. Un militaire mort s’adresse en songe à un ami pour lui demander des nouvelles du pays : sa terre, son équipe de football, sa bien-aimée. L’interprétation de Bostridge et Pappano nous mène presque à l’opéra. Le procédé n’est pas nouveau, mais il est ici parfaitement mis en œuvre : Bostridge utilise deux timbres de voix distincts selon que l’âme ou l’ami parle, faisant presque entendre, dans le second cas, une voix de baryton. Pappano, quant à lui, suit les moindres inflexions et intentions dramatiques du chanteur, l’accompagnement vertical et minimaliste du piano illustrant de façon stupéfiante la psychologie des personnages de ce drame miniature.
Faites l’amour, pas la guerre : c’est le sens de la présence du cycle Ich will dir singen ein Hohelied qui associe des textes de Gerda von Robertus et des musiques de Rudi Stephan. Das Hohelied der Nacht, le dernier lied du cycle, est d’un érotisme poétique et musical inouï. « Un murmure vibre dans l’heure profonde », le second vers du lied, est tout empreint de figuralismes : n’ayant à chanter aucune ligne mélodique, Bostridge en profite pour faire entendre une succession de « r » excessivement roulés, pendant que de délicates fusées à la main droite du pianiste suggèrent les frissons causés par le vibrant murmure. La première partie nous plonge dans l’intimité d’un couple qui s’apprête à passer à l’acte amoureux. Le chant devient, dans la deuxième partie, généreusement expressif. Une fois n’est pas coutume, le vibrato de Bostridge, détimbrant parfois sa voix, arrive ici fort à propos. Certaines notes, que le chanteur a l’audace de faire paraître trop graves pour lui, confèrent une fragilité troublante à certains mots (« Nacht » et « Ruhe ») et participent à de nouveaux figuralismes. De même que celui dont il use sur le dernier mot du lied, « münden », qu’il est inutile de décrire tant les termes de Gerda von Robertus sont explicites :
« La mer d’amour entoure ta grève de son frémissement,
En elle se déversent tous les flots de mon désir. »
Les quatre mélodies suivantes réunissent les génies créateurs de Kurt Weill et de Walt Whitman et constituent le temps fort du disque. Elles évoquent, entre autres, les ravages de la guerre de Sécession. C’est au pianiste que revient l’honneur d’ouvrir Beat ! beat ! drums ! par une marche militaire : avant même que le chanteur ne les mentionne, ce sont bien des tambours et des clairons que l’on entend. Pappano, qui est par ailleurs un chef d’orchestre reconnu dans le monde lyrique, revêt pour l’occasion la tenue de l’homme-orchestre : il tire de son piano un accompagnement sombrement multicolore qui se répand telle la peste bubonique tout au long de la pièce. C’est avec un déterminisme tragique que Bostridge chante :
« Couvrez le mouvement des villes – couvrez le grondement des roues dans les rues ;
Des lits sont préparés pour les dormeurs, le soir, dans les maisons ? Nul dormeur ne doit dormir dans ces lits. »
Et ces « Beat ! beat ! drums ! » se font d’autant plus féroces qu’ils répondent finalement aux supplications d’une mère et se transforment, dans les derniers accords du piano, en tirs d’artillerie.
Come up from the fields father est une poignante description du basculement de la vie d’une famille apprenant la mort d’un fils. L’auditeur éprouve successivement la grande quiétude qui règne dans les villages de l’Ohio, l’euphorie provoquée par l’arrivée d’une lettre de ce fils, le tourbillon infernal suivant la découverte de la terrible nouvelle et, à la fin, la blessure béante laissée par sa disparition.
Ce disque s’impose comme un beau projet parfaitement accompli. On ne discutera, peut-être, que l’étroitesse de répertoire que constate Bostridge. La preuve d’une étendue plus grande a été récemment fournie, dans le contexte du centenaire de la Première Guerre, par deux disques du ténor Marc Mauillon et de la pianiste Anne Le Bozec, au sein de la somme musicale constituée par Les musiciens et la Grande Guerre (trente-trois disques au total, abordant tous les genres de la musique savante). Ces disques incluent en particulier le répertoire français. Signalons simplement deux mélodies qu’on trouvera dans le volume XV. Soir d’hiver de Nadia Boulanger (compositrice et auteure) décrit avec beaucoup de subtilité la mélancolie d’une femme qui, tout en berçant son enfant, cherche en lui les traits de son époux parti à la guerre. Et Lili Boulanger met en musique un texte de Bertha Galeron de Calonne, Dans l’immense tristesse, où un cimetière est le lieu d’une scène d’une peine infinie.