Âmes, le nouveau roman de Tristan Garcia, frappe par son ambition : faire l’histoire d’une notion aussi unanimement partagée et diverse que la souffrance. Grâce au choix d’une forme profondément romanesque — onze chapitres pour autant d’histoires— le pari est réussi. En même temps qu’il explore les grandes questions du corps et de l’âme, de la solitude et de la finitude, chaque récit enchante par sa force et son humanité. « Et ce n’est pas fini » nous dit la dernière page. Les volumes 2 et 3 sont à venir.
Tristan Garcia, Âmes, Histoire de la Souffrance 1. Gallimard, 720 p., 24 €
Avec un projet qui s’étend de 2 milliards d’années dans le passé à l’an 869, et de l’Europe jusqu’au désert australien, Histoire de la Souffrance touche au fantasme du livre total, celui dans lequel on arriverait à faire entrer la totalité du monde. Mais Tristan Garcia a su éviter l’écueil de vouloir tout compiler, tout évoquer, tout dire. Âmes n’est pas un roman choral. Si ces onze histoires ont valeur d’exemples, elles existent avec force et intensité en elles-mêmes, centrées à chaque fois sur quelques personnages. On oubliera difficilement « Moi », la Néandertalienne avide d’amour, « l’Aveugle » et « les Yeux Verts », les deux esclaves évadés brûlant de ressentiment et de vengeance, « Rāma », la princesse lépreuse en mal d’utopie, Sōshi-ka, la jeune moniale transformée en samouraï, ou le vieil aborigène et la bête improbable pris d’affection mutuelle.
Chaque épisode fait cependant partie de l’ensemble, une histoire plus vaste se poursuit du cosmos du Big Bang à l’introduction du bouddhisme au japon, en passant par la Mésopotamie néolithique, la Méditerranée de l’Âge du Bronze, la Galilée romaine, la Chine des Printemps et des Automnes ou l’Inde de l’empire gupta.
L’unité du récit vient de ce que ses personnages souffrants ont l’impression d’être reliés à d’autres âmes, d’avoir déjà vécu des vies, ce qui les attache à certains êtres de leur époque, hommes ou animaux. Cela se traduit par un curieux dispositif mais qui fonctionne, quatre couleurs : les personnages principaux sont tantôt « bleus », « rouges », « verts », ou « jaunes ». Le bleu désigne des êtres plutôt féminins, bons, portés à des considérations spirituelles ; sont rouges des mâles souvent massifs et en colère ; jaunes des êtres de pouvoir, mélancoliques ; et verts des jeunes gens, impulsifs et désemparés.
Ce n’est pas pour autant systématique : il s’agit plus de lignées, de tendances, d’analogies. Au cours des siècles on cherche à retrouver les âmes d’une autre couleur, pour les aimer ou s’en venger. Apparaissent aussi de manière récurrente et plus discrète des êtres noirs ou blancs. Les blancs sont plus nombreux : albinos ou enfants pâles affligés d’un bec-de-lièvre, ils jouent en général le rôle de révélateur pour les personnages principaux, subissant leur violence ou les faisant souffrir, ou les deux. Dans la dernière histoire, il sera rêvé que le Blanc est l’oubli et le Noir le dieu jaloux et rancunier.
Car tous ces êtres souffrent. Dans leur corps : ses dysfonctionnements dus à la maladie ou à la vieillesse sont décrits en abondance, les corps sentent, chient, pourrissent. Il leur manque des cheveux, des dents. On leur enlève la langue, des phalanges, des yeux, des bras. La souffrance morale n’est pas en reste : le sentiment d’avoir été floué, la trahison, les déceptions, la peur, les humiliations, la culpabilité, la solitude, l’approche de la mort et l’intuition qu’il n’y a rien derrière animent le texte comme de véritables péripéties.
Par rapport aux trois dernières questions, les interrogations religieuses et philosophiques tiennent une place essentielle. Les religions se révèlent peu efficaces, voire créatrices de douleur – ou de comique, car Âmes n’en manque pas. Quand, en 33 à Jérusalem, Moshe le Chieur et le Mort Kefas, deux misérables larrons, attendent leur exécution dans la même cellule qu’un prophète nazaréen, on assiste à un dialogue étonnant conclu par ces mots : « – Je vous aime. – Au moins tu nous as fait passer un bon moment, conclut le Mort. Je te remercie. »
Dans ce roman, les croyances apparaissent honnêtement considérées, en tant qu’alternative possible, pour, à la fin, ne mériter qu’un sourire navré. Sōshi-ka, la jeune bouddhiste qui pleure quand elle écrase un insecte, ou vomit quand elle mange du lapin, n’hésite pas à sabrer des hommes plus par curiosité ou hasard que pour toute autre raison. Elles est d’ailleurs verte et non bleue, comme on pourrait l’attendre d’une jeune femme religieuse ; le bleu disparaît des deux dernières histoires. Les bouddhistes avec un troisième œil peint sur le front tuent et fréquentent les prostituées exactement comme leurs adversaires traditionalistes. Un haut fonctionnaire romain philosophe cherche à éprouver la douleur pour « prouver aux hommes qu’il peut vaincre ce qui a fait d’eux des vaincus », une princesse indienne exaltée, apocalyptique et révolutionnaire, veut faire advenir un Âge d’Or d’égalité et de bonheur, un sorcier australien essaie de vivre un idéal de fraternité avec une bête fauve… on ne révélera pas ce qui leur arrive.
Si chaque histoire est si forte, c’est que Tristan Garcia a su trouver une écriture particulière, adaptée à ses personnages, surtout dans les premières époques, revisitant les formes du mythe et de l’épopée. Il arrive ainsi à rendre passionnante la destruction d’un ver plat à la suite d’une éruption sous-marine, ou à montrer comment deux frères jumeaux confrontés à la civilisation, au fil de leurs expériences, apprennent la singularité et avec elle la rivalité.
Âmes détaille sur 700 pages les sévices et désillusions auxquels sont soumis des personnages souvent asservis ou dominés – esclaves, eunuques, enfants, vieillards, prophètes loqueteux, misérables en tous genres, femmes, animaux (on assiste au sacrifice d’un cheval raconté de son point de vue) ; mais les rois et les puissants souffrent aussi, la douleur existe dès qu’il y a de la vie.
Le paradoxe est que ce roman se révèle enthousiasmant, profondément réjouissant et stimulant, parce que Tristan Garcia considère ses personnages souffrants de vaincus et d’humiliés avec humour et intelligence, humanité et compassion. Vis-à-vis de ces êtres disgraciés, puants, mutilés, voire monstrueux, de ces êtres qui tâtonnent, se trompent, échouent tout en développant des efforts colossaux pour survivre, c’est un sentiment de fraternité que nous fait ressentir l’auteur.
Face à l’échec des spiritualités, ce tome de l’Histoire de la souffrance célèbre les pouvoirs de la fiction. Grâce à l’œuvre de l’imagination, l’universel est bien atteint par ces récits particuliers : le seul moyen de lutter contre l’idée « qu’il n’y a que ce qu’il y a : c’est-à-dire une terre pauvre, des hommes pauvres, dans un coin insignifiant de l’univers, où ils survivent depuis des générations à moitié nus, en s’efforçant tant bien que mal d’arracher quelques souvenirs à l’oubli », c’est, pour Kamekura, l’Aborigène, le rêve, le mythe qui accorde les hommes au monde ; pour les quatre petits Śesa lépreux, les histoires que leur raconte Rāma. La fiction, la littérature. On attend avec impatience de souffrir à nouveau avec les personnages de Tristan Garcia et de lire d’autres histoires qui permettent de dépasser la souffrance.