Il est des livres dont on ne peut faire le compte rendu, tant ils sont massifs : L’Europe. Encyclopédie historique de Daniel Roche et Christophe Charle se pose comme un monument. Gros comme le Petit Larousse de nos enfances, le livre distille mille aspects de ce monstre sans limite claire ni base culturelle définissable, tout en collectant ces choses si réelles qui permettent de prendre du recul. Chaque article, né d’une volonté pédagogique, se situe en marge des déclarations abruptes de l’utopie et du désenchantement. Ici, loin des mythes, se défend la revanche des savoirs.
L’Europe. Encyclopédie historique. Sous la direction de Christophe Charle et Daniel Roche. Actes Sud, 2 400 p., 59 €
Ce livre, concocté pendant trois lustres, brasse des thèmes qui font ressortir, non une singularité européenne – laquelle ne saurait être démontrée que journalistiquement car les études comparatistes restent embryonnaires, même si Christophe Charle en a fait depuis longtemps sa passion et son chantier –, mais les choses « comme elles sont », ce qui est mieux que de sauter comme un cabri, pour reprendre les idées mêmes de De Gaulle sur la construction et la manière de faire ladite Europe.
L’entreprise a été menée avec ténacité depuis les sommets de la montagne Sainte-Geneviève, le Collège de France et l’Institut d’Histoire moderne et contemporaine de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (qu’ont successivement dirigé les deux maîtres d’œuvre de l’ouvrage), des lieux permettant le contact avec toutes les universités et instances savantes. Le livre a tenu au moins trois de ses paris majeurs : réunir une équipe diversifiée qui accepte le protocole consistant à élargir chaque sujet au-delà de la monographie de l’espace nation ; partir parfois du point de vue « d’à côté », pour un phénomène qui dépasse, par son ampleur, le pays d’origine, puis le traiter en fonction d’articulations précises des thèmes et chapitres ; enfin, rester dans la synthèse pédagogique sans rien abdiquer des débats historiographiques en cours.
Quant à notre plaisir de lecture, il tient au fond et à l’agrément du feuilletage car la variété fonctionne au sein des sous-thèmes classés alphabétiquement, ce qui permet de glisser d’ « Ours » à « Paradis » et « Place », et donc, dans une partie consacrée aux symboles, de juxtaposer les mythes, l’eschatologie et l’organisation urbaine des sociabilités. Quand se succèdent divorce, domestiques (des inconnus dans la maison) et droit romain, on est plus proche du drame boulevardier. Nul doute que, en 620 articles et 438 auteurs, nos auteurs font sentir ce qu’il y a d’héritage contrasté et dispersé, de discordances aussi dans cet ensemble incertain de ses limites et de ses projets. On n’en réfléchit que mieux en une période trouble où la téléologie politique ne fonctionne plus. Mais repenser ce que le poids des choses détermine n’est pas nécessairement accepter ces limites comme des fatalités quand il s’agit moins d’envisager un passé qui ne passe pas que de se libérer de l’histoire par l’histoire elle-même selon l’aphorisme de Pierre Bourdieu, cité dès l’introduction (et largement présent chez nombre de collaborateurs de cette encyclopédie). On trouve aussi des noms connus dans leur emploi, car il s’agit d’un ouvrage grand public, mais c’est souvent dans la nuance et le contre-emploi que la gourmandise de curiosité se satisfait, et l’on reconnaît là un savoir-faire qu’avait déjà montré Daniel Roche dans sa France des Lumières (Fayard, 1993).
Au premier coup d’œil, on est saisi de voir l’ampleur des conflictualités, des guerres, des ravages qui ont régi cet espace peu défini et mouvant. L’apport de cet ouvrage est de donner des sources concrètes de réflexion plutôt que de problématiser dans l’abstrait. L’utopie est alors d’offrir le kaléidoscope de ce qui s’est tramé plutôt que de se dire européiste convaincu, comme le confesse par ailleurs Daniel Roche qui en fait un effet d’après (la Seconde) guerre (mondiale). La gestation de cette Europe se distingue ici par le long Moyen Âge à la Le Goff qui est absorbé par une vaste époque moderne qui irait des Mérovingiens aux Lumières. Cet ensemble construit par les marges contre les musulmans d’Espagne puis contre les Turcs intéresse autant par les tribulations des religions et des convictions que par son esthétique, tous ces paramètres jouant par ricochet. À travers les guerres et les troubles de la chrétienté, les diverses renaissances sont qualifiées de fragiles. Cet ensemble gouverné avec astuce par Bruno Dumézil se prolonge dans les Lumières qu’Antoine Lilti gère en tous sens.
Daniel Roche, lui, élargit la culture matérielle – non limitée à ce qu’on doit au cheval – aux « nouveaux mondes à conquérir » de la caravelle et des prolongements américains de l’Europe à ce qui peut venir de Chine avec les porcelaines de Meissen. Les constructions et échanges du présent, confiés à Blaise Wilfert-Portal, déterminent des façons de faire internationales, transnationales ou européennes selon les moments et les pratiques, des syndicats aux traductions non moins dialectiques avec la constitution des champs nationaux que les expositions internationales. Les réalisations contemporaines, confrontées au risque et au vide laissé par des empires impossibles ou néfastes, n’entament en rien les jeux de constitution et d’affrontements culturels dans un ensemble problématique qui cherche autant l’apaisement que des limites… à repousser (imagine Christophe Charle).
La qualité du livre, agressif par son habillage cartonné et dur – un vrai livre à l’ancienne, à lire sur son bureau et avec lutrin – est de ciseler ce qui devrait être su de tous. La qualité des articles permet à chacun son aggiornamento pour des points majeurs ou pas sur lesquels nous achoppons ou qui nous régalent – plus rarement. Retourner au côté matriciel du monde « moderne » (celui des historiens, celui que les mutations de l’industrialisation ont bouleversé) devient le bréviaire utile de ce qui donne profondeur et sens à ce que les flonflons de l’actualité laissent en suspens. En vagabondant, on reconnaît ses points d’accroche contradictoires, ses variantes et ses décalages. On ne regrette qu’un système de cartes déficient comparé à la richesse des textes. On révise et on se ravise sur ce que l’on subodore. La multiplication des facettes possibles pour dire ce qui fait civilisation au sens de Marcel Mauss présente une Europe qui s’est, malgré tout, imposée de fait, et cela se prouve en allant de l’Atlantide de tous les mirages, premier article, au volontarisme des villes nouvelles, dernier article, qui ne rend les armes que devant l’artificialité des villes thermales, tel un doublet, en sus des jeux de l’alphabet.