Les meilleurs romans d’Alain Fleischer ont toujours des débuts fulgurants. Les deux premiers chapitres du Récidiviste offrent ainsi un monologue intérieur d’une lancinante mélodie, où l’examen de conscience du narrateur, un écrivain quinquagénaire, tourne autour d’une sorte de rêve éveillé dont les orbes décrivent dans sa tête des structures répétitives qui investissent aussitôt celle du lecteur.
Alain Fleischer, Le récidiviste. Seuil, 342 p., 21 €
Rêve éveillé d’un automobiliste qui dans sa vieille Lancia va de Paris à Budapest et s’arrête « à Brno, en Moravie », où une hallucination singulière lui fait rencontrer un instant le garçon de seize ans qu’il a été au moment où il venait rejoindre Mila, sa première histoire d’amour. Ce rêve de jour reprend celui, nocturne, qui le peint à ses propres yeux en auteur impuni de nombreux assassinats et s’achève en cauchemar, le dormeur étant au réveil si convaincu de son statut de criminel qu’il lui faut un long temps avant de revenir à la certitude de son innocence.
Un tel malaise, dont maint rêveur peut témoigner, ces deux chapitres nous y immergent avec une puissance créatrice d’illusion que je ne puis comparer qu’à certains événements artistiques majeurs : les « installations » de l’ « ensemblier » américain Kienholz, jadis à la Fiac, reproduisant en boucle une scène de viol à l’arrière d’une Packard, ou matérialisant dans une ritournelle de bastringue l’atmosphère glauque d’un boui-boui fréquenté par des GI’s durant la guerre du Pacifique ; et, plus proche de nous, la ronde sempiternelle des écoliers de La Classe morte de Kantor, ce sommet indépassable du théâtre dont je crois retrouver, dans Le récidiviste, une réminiscence directe : « Les cadavres – que je perçois dans mon rêve, c’est à dire derrière moi, comme des mannequins de tissu gris, simples enveloppes vides, n’ayant gardé d’un corps que son empreinte ».
Repérer dans l’écriture d’un roman d’aujourd’hui une magie qui puisse rivaliser avec l’oppressante splendeur créée par le chaman polonais ! Le texte parvient pourtant, tout au long de ces deux chapitres inauguraux, à se hisser presque à un tel niveau grâce à l’usage très particulier d’un style spécifique. D’une insinuante douceur, sans rien, dans son miroitement sourd, qui vienne briser une mélopée ténébreuse aussi répétitive et pénétrante que la musique d’un Phil Glass, il déploie ses vagues démesurées de phrases qui s’organisent non en véritables laisses médiévales de nature poétique.
C’est réellement magnifique, une sorte de rêverie du voyageur solitaire, qui, à vrai dire, n’a guère besoin du monde extérieur peuplé d’êtres en chair et en os, mais se suffit de tracer, sur le lac paisible de lui-même, recouvrant sans doute d’inquiétants abysses, les ronds de questions insolubles : suis-je celui que j’ai été, sur quoi repose le sentiment de manque qui gît au creux de moi et, permanente mais bien dissimulée celle-là, puis-je, à cinquante ans révolus, séduire comme lorsque j’en avais seize ?
Je redoute que mon propre lecteur ne conçoive les plus vifs soupçons. Suis-je vraiment en train de lui vendre un livre réduit à la dérive d’une âme qui se cherche et tient le monde réel pour accessoire ? Rassurez-vous, amateurs d’histoires, comme je le suis moi-même ! Bien que, d’une certaine façon, le récidiviste qui enquête, dans ce livre, sur la destinée d’un vieil homme condamné pour plusieurs meurtres à mains nues, apparemment gratuits, soit intéressé par son aventure personnelle (même le tueur auquel il rend visite à Budapest n’est que le personnage potentiel d’un roman). Cependant l’espèce de double autobiographie parcellaire (la sienne, et celle de son « sujet » d’étude) que du coup il met au jour regorge de péripéties palpitantes. D’incidents troubles et d’images nettes.
En fait, l’un des talents les plus frappants de Fleischer, dont le héros partage tant de traits avec son créateur (notamment l’ascendance hongroise, la condition juive, l’inaptitude à l’oubli, la fascination pour la sexualité des jeunes filles libres de leur corps, que seule la société entrave), c’est la capacité à voir le donné d’un œil exceptionnellement aigu et précis, ce qui fait de lui un glouton optique excellant à restituer l’exactitude, donc la matérialité, la nudité des objets.
Cette précision dans la mise au point justifie que la distinction, chez lui, entre scènes explicitement sexuelles et pornographie ne soit pas pertinente, sauf à comprendre une fois pour toutes que, l’intégrité physique étant sacrée dans sa déontologie, les limites de la représentation amoureuse sont paradoxalement rigoureuses pour ce type d’écriture : tout fantasme y est licite, toute atteinte non consentie au corps de l’autre, que les pratiques soient déviantes ou non, définitivement intolérable.
Le thème de la récidive, est double et dans les deux cas ambigu. Quand le narrateur réussit à obtenir, à Budapest, une série d’étranges interviews du vieux László Kovács (qui parle seul, car il devine les questions de son interlocuteur, resté muet), il demeure impossible de déterminer absolument l’étendue de sa culpabilité. Quelques-uns de ses crimes, connus ou inconnus des tribunaux qui l’ont successivement condamné et à qui il a refusé d’expliciter ses motivations profondes, ayant été commis en état de légitime défense, il aurait pu plaider la relaxe. Certains autres, par exemple les deux derniers, ne suscitent de sa part et après lui de celle de son narrateur, aucune tentative de justification. Pourquoi ? Cela demeurera mystérieux.
Mais le crime de sang n’est ici qu’un modèle, ou un repoussoir. La question de la récidive, d’extension bien plus vaste, concerne en réalité la carrière amoureuse du narrateur. En ce domaine, il a multiplié les expériences, et toujours, semble-t-il, plutôt répondu au désir de ses très jeunes partenaires, y compris lors de sa rencontre, à Budapest, avec celle qu’il appelle Dora, rencontre marquée par la différence d’âge (plus de vingt ans) entre les amants. Tout le texte vise — et réussit peut-être — à l’absoudre de ce qui, aux yeux de la société, ressemble à des frasques sans lendemain qui se soldent par autant d’abandons coupables, ou consiste en un inceste sans remords.
La culpabilité, qui imprègne l’ensemble du récit, subsiste néanmoins chez le narrateur, indélébile. Elle bouleverse le lecteur par sa persistance, voire son exacerbation qui culmine, lors de l’ultime épisode hongrois, à la fois dans la confrontation avec les paysages du passé (la ville, le Danube) et dans les retrouvailles impossibles de contemporains aux visages fermés, hostiles, à la haine palpable envers l’étranger.
Alors ce lecteur horrifié se trouve bientôt acculé à comprendre, enfin, ce qu’est la vérité d’un retour empêché aux lieux de l’enfance (réelle et rêvée). Le récidiviste apparent (un délinquant sexuel) revenu sur la trace de ses premiers crimes (d’amour) cache mal l’échec de son esprit à déclarer susceptibles de pardon les lieux et les acteurs de crimes autrement inexpiables, ceux de la Hongrie « irrémédiable » de Kertész, que symbolisent à jamais, au fil de ce texte noble et tragique, les tombes dévastées de l’antique cimetière juif.
Chemin faisant, les voies des écritures anciennes ont été parcourues à nouveau. Ces voies inoubliées sont remplies d’herbes folles. Y fleurissent même des amours nouvelles. Mais ce sont toujours les mêmes ornières que le chagrin du récidiviste, inchangé, douloureusement impuissant, retrouve intactes, en ne sachant pourquoi il se sent responsable d’un effrayant malheur que la beauté de son écriture, livre après livre, ressuscite contre sa paix intérieure. De ce malheur, n’est-il pas évidemment innocent, même s’il a survécu et que les siens sont morts assassinés ?