La magnifique édition des Écrits sur l’art du poète André du Bouchet permet à leur lecteur d’approfondir les correspondances entre poésie et peinture.
André du Bouchet, La peinture n’a jamais existé. Écrits sur l’art, 1949-1999. Le Bruit du temps, 500 p., 28 €
La peinture, comme la poésie, suppose une relation forte avec son objet, voire un investissement démesuré, ou intermittent, en ce qu’elle oblige à s’engager invariablement dans un monde de représentations sur lesquelles nous nous appuyons, comme nous nous appuyons sur le langage à travers les mots. L’expérience inédite à laquelle est convié le lecteur de l’essai d’André du Bouchet, La peinture n’a jamais existé, dont Thomas Augais offre une édition exemplaire, se double d’une connaissance approfondie, en amont, d’une correspondance fructueuse. Ce sont plus de cinquante années « d’un échange ininterrompu avec des artistes qui questionnent la pertinence de la distinction entre figuratif et non figuratif », d’où le titre paradoxal de l’ensemble magnifiquement illustré et annoté.
C’est une pensée altière, érudite, attentive au mouvement qu’elle perçoit, à l’aune d’une respiration qui se nourrit de ce qu’elle voit, qui affronte, vibrante, la carence de l’univers intensément plein, intensément lacunaire, qu’elle ne cesse de décrire.
« La merveille des traits et des mots, on l’oublie, est due à ce qu’ils mènent ailleurs –, avant d’impitoyablement nous tirer à eux, à nous. De nous mener d’abord à ce que nous voyons », note André du Bouchet dans « Gréement de la réalité », en 1953.
« Dessiner dans l’air. Tailler dans le papier », voilà qu’apparaît plus loin la figure fugitive, dissipée, comme défaite, partant réfractaire au sens et au trait, qu’aborde Giacometti.
Rien n’est hermétique en soi. Certes, c’est l’acuité du regard que pose le poète sur la critique de Félix Fénéon, ou sur la peinture de Delacroix, Géricault, Poussin, de Staël, Tal Coat, Bram van Velde ou Giacometti entre autres qui retient. C’est une intensité que traduit la poreuse proximité avec la peinture, entre le blanc et le vide, portée à son constant questionnement – à la distance « qui colle aux choses », à cet écart qui précède la sensation –, à tout ce qui mène vers d’autres chemins.
Patiemment cheminer, évoluer progressivement, travailler résolument dans la clarté, à l’instar d’un Tal Coat. Mieux, explorer d’autres horizons, pas à pas, tendu vers ce qui surgit dans l’espace traversé, là où chaleur et lumières l’accompagnent. Ainsi, Du Bouchet observe qu’« il y a des détails consumés qui s’effacent comme de la cendre. Il y en a d’autres qui sont comme autant de trophées, ayant constitué le foyer d’une lutte dont ils conservent au repos, et en retrait, l’énergie. Tout se soude par la cendre ou par le feu, et par ce froid particulier ».
Cependant, une présence ténue, comme en retrait, demeure, produisant une lacune à l’intérieur, une sorte d’ombre portée, dans laquelle elle apparaît, et qui nous tient à distance : « Tenant à nous par leur altération, cette chaleur, et maintenus au-dehors, un peu en avant, par cette altérité, que l’occupant de la chambre soit sorti ou sur le point de rentrer – ou présent, et séparé par une marge imperceptible de son enveloppe : ce dur intervalle qui trouve chez Hélion son expression poétique et picturale, cette veste quittée et posée sur une chaise, que nous pouvons remettre à tout moment, et à laquelle, entretemps, nous tenons lointainement par la forme de nos bras ; et ce qui est en avant de nous se mêle curieusement à ce que nous avons délaissé, comme de la vaisselle dans l’air, le lit défait, ce pain rassis dans notre ciel, tant il s’en faut que nous ne coïncidions avec ce qui se présente à portée de notre main, et que même sous ses espèces les plus évidemment émanées de nous-mêmes, la réalité conserve sans cesse sur nous une marge qui l’empêche de nous être totalement réductible. »
Au « stoïcisme » de la peinture, à sa saveur composite, répondent l’humilité du critique d’art, et la cohérence d’une réflexion qui choisit d’abolir la distinction entre le sujet et l’objet de la peinture, en y substituant une continuité. Il lui faut dès lors émerger de l’aveuglement (hors de toute quiétude) ; parcourir encore, en Orion aveugle, les étapes manifestes que lui offre la raison pour accéder à ce « taux de réel » augmenté, autant qu’irréductible.
« L’homme est muet, écrit André du Bouchet, c’est l’image qui parle. » À ce mutisme consenti s’allie la possibilité d’une physiologie de la peinture rétive à la tradition de la perspective occidentale, mais ouverte sur l’espace, c’est-à-dire là et entre, dans cette ample surface vacante, laissée là, à travers ces strates fulgurantes, à travers les volumes qui sombrent, à l’égal des toiles de Nicolas de Staël, où ciels et terres en mutation constante, semblables à l’éclat sicilien de l’été d’Agrigente, allient des termes apparemment incompatibles, blancs et lumière confondus, « dans ce creuset de significations (ornières) qui se contredisent, et se recoupent ».
Apparaissent, ou disparaissent tels semblants de murs abolis, « être des plans, et des surfaces recoupées », chacun ayant valeur d’interlocutions sensibles, de dialogues amorcés, chacun allant de l’inintelligible, ou de l’inarticulé vers la profondeur du relief, au-delà de l’horizon arpenté, « à hauteur de ce ciel qui refuse l’empreinte ».