Les éditions Les Petits Matins font paraître Du signe unique, des feuillets inédits rédigés par Pierre Klossowski en marge des livres entre 1960 et 1965. Ni brouillons, ni variantes, ces auto-commentaires méditatifs ne sont pas loin d’inventer un genre.
Pierre Klossowski, Du signe unique. Feuillets inédits. Les Petits Matins, 152 p., 12 €
« J’ai rencontré Roberte et j’ai pu surprendre en elle Artémis. » Cette phrase merveilleuse est de Pierre Klossowski ; elle donne énormément à penser, car le pont qui s’établit en elle entre les deux noms féminins – celui de sa compagne et celui de la déesse de la chasse – implique non seulement que celui qui la profère soit capable de faire coïncider des millénaires, mais également qu’il ait le don de franchir les dimensions perceptives, discernant d’un coup d’œil les traits formels d’une créature mythique (cultuelle) sous les gestes érogènes (adultérables) de sa femme, et soumettant son désir – depuis ce guet fantasque où celui-ci s’élabore – à la « dictée de l’image » qui condense pour lui seul, dans une même sublimation du voyeurisme, le cycle de fictions des Lois de l’hospitalité, écrites sous le signe de Roberte, et l’essai Le Bain de Diane, consacré aux théophanies d’Artémis.
Cette phrase, on la trouve dans un étrange et passionnant petit volume, intitulé Du signe unique, sous-titré Feuillets inédits, qui paraît de manière posthume (Pierre Klossowski est mort en 2001), comme un supplément aux énigmes qu’il ne cessa d’ourdir à travers cette gnose fictionnelle qu’est son œuvre, laquelle, de Sade à Nietzsche, en passant par l’économie, la prostitution, la Rome antique et l’invention d’un théâtre vivant comme extension de l’érotisme, aura capturé dans les filets de son malin génie l’ensemble de ce qu’il y eut de plus décisif concernant les enjeux de la pensée et l’amplitude de ses ruses au XXe siècle.
On pourrait multiplier les citations : lorsque j’ouvre ce volume, les phrases que j’ai soulignées forment en effet, mises bout à bout, un petit récit souriant et masqué qui, à sa manière rouée (car son sourire autant que son masque sont inquiétants), fait signe vers le théâtre klossowskien où les simulacres ne se déjouent que pour se multiplier. À cet égard, une critique entièrement citationnelle ne serait pas qu’ironique ; elle scintillerait l’air de rien vers un usage politique de la douceur (on rêve parfois d’un art silencieux de la lecture où le commentaire serait remplacé par le partage du texte lui-même).
Voici donc quelques phrases soulignées – aimées pour leur courbure, leurs étincellements, leur rire intérieur, leur illisibilité diabolique :
« Comme si l’épiderme de Roberte se pouvait seulement concevoir sans ma syntaxe qui n’en est que l’envers, sa vertu sans prix, inéchangeable, dès lors que la conspiration du silence n’en est que l’endroit, son caractère exposable, sa nature cultivable, sa promotion au rang d’article, son avènement mercantile. »
« Et voici évoquées des puissances hostiles. Les conjurer, je ne le pouvais, mais les défier ! Les cadastres de la paranoïa permettant l’architecture même d’une majestueuse retraite ; la maladie avec ses visions, ses utopies, ses Jérusalem céleste et son Bois d’Aricie en a commandité chez les psychiatres la spacieuse demeure, avec ses dépendances et ses jardins pour affirmer son splendide isolement, autant que la royauté de l’unique, du rare, de l’irretrouvable face au monde de la quantité et des affaires. »
« Le nom-signe fait du corps de Roberte le signe même appelé à vérifier les énoncés ou plutôt les énonciations, soit l’ensemble des qualités que le nom attribue au signe. »
Chacun des feuillets de ce livre-supplément semble jaillir directement de la plume aussi retorse qu’intempestive de Pierre Klossowski. Ni brouillons ni variantes, encore moins esquisses de quelque livre impossible, ces jets s’auto-établissent comme une profération dont ils installent la possibilité en dehors de tout œuvre, disons comme un auto-commentaire méditatif qui, d’un point de vue littéraire, ne s’apparente à rien de connu, mais croise plutôt des registres usités dans la sphère sacerdotale, voire cléricale, où il n’est pas rare que se déploient de tels plans de glose, de telles méta-instructions spirituelles, de tels essais tactiques de directives théologiques où les contorsions les plus labyrinthiques excellent à traquer les notions consciencieuses du sens autant que de l’expression.
Étrange publication, donc, qui, tout en réfléchissant dans un miroir la trilogie fictionnelle des Lois de l’hospitalité – Roberte ce soir (1954), La Révocation de l’édit de Nantes (1959), Le Souffleur (1960) –, n’est pas loin d’inventer un genre, une manière d’écrire : la tentative d’élucider ce qu’il en est pour lui du « signe unique », de l’« événement », de l’« intensité », de la « conspiration du silence » amène Pierre Klossowski à fonder une syntaxe qui, tout en relevant du domaine de l’auto-théorie, ouvre à la spéculation idiosyncrasique les faveurs d’une fiction de la pensée, et annonce les réflexions sémiotico-pulsionnelles de son essai Nietzsche et le cercle vicieux (1969).
En lisant Du signe unique, me vient une question dont il ne faut pas croire qu’elle est provocante : est-ce que Klossowski est lisible ? Eh bien, s’il l’était, j’aurais cessé depuis longtemps de le lire : son œuvre serait domptée, dévitalisée, comme la plupart des écritures d’aujourd’hui. Et précisément j’apprécie ce qui, en lui, déborde la communication, ce qui reste ténébreux, voire obscur, ce qui est retenu dans les rets de son équivocité fanatique. À une époque où la moindre publication s’aplatit dans une lisibilité consternante, la complexité tortueuse, inconvenante, malaisée des phrases de Pierre Klossowski prend valeur de souveraineté.
La littérature n’a-t-elle pas à voir avec ces profondeurs équivoques, avec cette plasticité théorico-philosophique aussi rageuse qu’incertaine, avec cette scansion articulatoire aussi enjouée que frénétique, avec ce plan d’immanence extatico-réflexif qui nous laisse pantois ? J’aimerais le dire avec simplicité, même si celle-ci semble de moins en moins audible : l’illumination qui anime toute pensée et embrase toute écriture contient nécessairement une part d’illisibilité. En différant sans cesse sa compréhension, une œuvre garantit la multiplicité de sa lecture et témoigne en faveur d’une exigence qui fait d’elle autre chose qu’un objet de communication.
C’est aussi l’un des mérites de cette publication que de nous rappeler combien la littérature est une forme de la pensée. L’avait-on oublié ? Il y a un penseur dans la tête de l’écrivain. Sa pensée ne s’exprime pas forcément d’une manière philosophique, mais selon les libertés divagatoires qui émanent rigueureusement de ce « signe unique » qui habite le langage d’un écrivain. Une telle pensée, qui ne cesse, comme l’écrit Klossowski, de « lutter contre la paix même qui vient en nous », chemine ainsi à travers la dimension contradictoire, irrécupérable et peut-être insensée de la fiction. Franchement, quelqu’un qui n’aurait pas lu et médité Nietzsche ou Heidegger ou Wittgenstein – que Klossowski a traduits – peut-il vraiment écrire un bon roman ? A-t-il quelque chose à nous dire aujourd’hui ?
Il y a une drôlerie dans ce dépliement considérable qu’est le feuillet klossowskien, une forme d’imprécation dissimulée qui relève de la comédie intérieure de l’intelligence, et qui est aussi insaisissable que l’âme. La société assimile-t-elle Klossowski à l’obsédé sexuel ? Voici qu’il montre les dents, jouant la controverse : « Parce qu’il est question beaucoup des gants de Roberte, des mains longues de Roberte, des longs doigts de Roberte, etc. l’auteur de ce livre serait un fétichiste, un obsédé. L’auteur pèche par obsession contre les obsessions d’Elle, de Match et tutti quanti. »
Cette modestie sarcastique, Sade l’affilierait sans doute au « principe de délicatesse » : la subtilité même de sa violence résiste à la vulgarité. Comme l’écrit Klossowski, « le signe est ici à l’opposé du stéréotype ». Le signe : « l’objet inéchangeable d’une hantise » – ce qui court-circuite les flux d’échange –, ce qui, étant sans prix, ne peut se vendre, mais seulement être donné.
Contrairement à Georges Bataille ou à Maurice Blanchot, dont on le rapproche toujours automatiquement, Pierre Klossowski, s’il travaille comme eux à faire parler le diable, semble s’identifier intégralement au suppôt qui ordonne les simulacres dont sa pensée ne cesse d’épouser le « signe unique » (en cela, Klossowski est un monogame métaphysique). Le caractère hérétique de son œuvre, où s’inventent les conditions d’une hospitalité perverse, saute ici aux yeux avec un humour diabolique : on lit tout à la fois les notes d’un dramaturge qui, en servant son démon, se sert de lui (ou inversement) et les considérations parodiques d’un Père de l’Église délictueux examinant les torsions qu’emprunte le péché.
Finalement, l’absolue singularité de Klossowski tient peut-être au fait qu’il est l’un des rares écrivains à faire de l’énigme de sa position – et de la conjugalité qui en est chez lui le sacrement – l’objet d’une théorisation permanente, c’est-à-dire d’une fiction ; et c’est tout l’intérêt de ces feuillets inédits que de donner à entendre à quel point la spéculation qui s’ouvre ici à fonds perdus entre le néant qui en défie les forces et la folie qui la guette comme une complice est la chose même : « La pensée, écrit-il, n’est qu’une intensité qui se désigne ».