Généreuse, complexe, une somme originale sur l’art brut propose les formes diversifiées et imprévues de créateurs des cinq continents.
L’art brut. Sous la direction de Martine Lusardy. Citadelles & Mazenod, 576 p., 205 €
Volumineux, massif, cet ouvrage international est agencé par Martine Lusardy qui dirige depuis 1994 la Halle Saint-Pierre à Paris. Elle a organisé une soixantaine d’énormes expositions : par exemple : Art brut et compagnie, une face cachée de l’art contemporain ; Art spirite, médiumnique, visionnaire ; Haïti : anges et démons ; Art brut japonais I & II ; Hey ! Modern Art et Pop Culture I, II, III ; Banditi dell’arte ; Raw Vision. Elle offre la variété des zones jadis oubliées et lointaines hors de l’Europe ; elle découvre des aspects voilés de créateurs longtemps ignorés, souvent étranges, mystérieux.
Ce livre est préfacé par Michel Thévoz, grand historien de l’art, initiateur, avec Jean Dubuffet, de la Collection de l’Art Brut à Lausanne. Il a publié une vingtaine de livres : L’art brut (1975, 1995, 2016), Le corps peint (1984), Dubuffet (1986), Requiem pour la folie (1995), Le miroir infidèle (1996), L’esthétique du suicide (2004), L’art comme malentendu (2017). Selon lui, les créateurs étonnants de l’art brut et de la Neuve Invention seraient parfois les ambassadeurs de la mélancolie, hantés par les deuils et les douleurs, choisis souvent hors des normes, irréguliers, déviants, rebelles.
Dans cette somme, des conservateurs de musée, des commissaires indépendants d’expositions, des historiens de l’art, des philosophes versés en esthétique, des éditeurs de revues, des psychiatres, une psychologue clinique et psychanalyste, des écrivains, proposent une quinzaine d’analyses rigoureuses qui commentent plusieurs centaines d’œuvres troublantes. Ils étudient les biographies des créateurs, les terrains de leurs imaginations et de leurs songes. S’expriment l’art brut, ses cousinages, ses banlieues lointaines, les dérives, les dissidents, les apparentés, les publications très hétérogènes. Ça improvise ; ça fabule ; ça forge ; ça brode ; ça conte ; ça construit et détruit ; ça biffe ; ça respire ; ça grouille ; ça remue ; ça secoue ; ça trouble…
Le 28 août 1945, Jean Dubuffet utilise dans une lettre la notion d’« art brut » ; il cherche alors à collectionner les peintures des grands marginaux et délirants des hôpitaux (Adolf Wölfli, Aloïse Corbaz) et les dessins médiumniques (Augustin Lesage et Fleury-Joseph Crépin). À de nombreuses reprises, il livre des notations précises et savoureuses : « L’art se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime, c’est l’incognito. […] Vous savez, ces petits dieux de contes de fées qui s’anéantissent dès qu’on prononce leur nom… et si l’art était comme eux ? […] Chacun son goût. J’aime le peu. J’aime aussi l’embryonnaire, le mal façonné, l’imparfait, le mêlé. J’aime mieux les diamants bruts dans leur gangue ; et avec crapauds. […] [Une œuvre d’art brut est] brûlante tension mentale, invention sans frein, haute ivresse, liberté totale. […] La folie afflige son homme et lui donne des ailes et aide la voyance ». Dubuffet précise pourtant : « Le cas d’un artiste véritable est presque aussi rare chez les fous que chez les gens normaux. […] Il n’y a pas plus d’art de fous que d’art de dyspeptiques ou de malades du genou ». Et une assez grande moitié de l’art brut a été réalisée par des solitaires dans des hôpitaux psychiatriques, dans des prisons, dans des chambres… Selon Michel Thévoz, Dubuffet n’est jamais un gourou dogmatique ; il aurait voulu être un agitateur joyeux, passionné, fiévreux, exigeant.
Dans une analyse de cet ouvrage, surgissent les bâtisseurs obsédés, les architectes autodidactes . À Hauterive, dans la Drôme, Ferdinand Cheval, dit le facteur Cheval (1836-1924), collectionne plusieurs centaines de cailloux étranges, puis il construit en une vie de labeur son Palais idéal ; il édifie des escaliers sinueux, des colonnes, des tourelles ; une crypte abrite un sanctuaire adressé à sa « fidèle brouette » ; trois immenses statues (César, Vercingétorix, Archimède) dominent une façade ; la profusion des détails occupe toutes les surfaces… Ou bien, à Chandigarh (Inde), Nek Chand Saini (1924-2005) imagine clandestinement sur seize hectares le Rock Garden ; c’est un environnement visionnaire qui est l’un des plus vastes du monde ; il abrite plus de 200 sculptures qui comportent (depuis 1957) des matériaux de récupération, des roches, des mosaïques ; l’environnement offre des chutes d’eau, un amphithéâtre, des promenades ; le créateur du Rock Garden explique : « Les gens me qualifient d’artiste, mais je suis un ouvrier comme mon père avant moi »…
À Chartres, Raymond Isidore, dit Picassiette (1938-1962), se surnomme « Picasso des assiettes » ; sa maison joyeuse est ornée de mosaïques à partir de débris de verre et de faïence. Dans la Sarthe, à Fyé, Fernand Chatelain crée des animaux fantasques et comiques dans son Jardin humoristique (1978). Et, aux États-Unis, des associations sauvent et préservent les environnements visionnaires contre la destruction d’abord envisagée par les autorités municipales. Heureusement, subsistent les Watts Towers de Los Angeles ; un site à Buena Vista en Géorgie de 4 000 m2 comporte des danses rituelles d’une religion très personnelle, inventée par un prostitué et un diseur de bonne aventure… Se trouvent, entre autres, un Village sauvage en Catalogne, avec un labyrinthe de plus d’un kilomètre ; le Temple de la Frénousse de Robert Tatin dans la Mayenne ; le Rainbow Village peint à Taïwan ; à Guizhou, en Chine, les sculptures qui sont inspirées par des masques et protègent contre les mauvais esprits ; la Maison du hibou, avec 300 sculptures et bas-reliefs en ciment, en Afrique du Sud ; ou encore, en Thaïlande, le Parc de Bouddha qui est peuplé de statues géantes érigées par une armée de plus de cent fidèles…
La religion et la foi suscitent de nombreux lieux dispersés. Ainsi, l’une des principales motivations de ces créateurs est l’invention d’un monde, d’un paradis personnel, d’un royaume dont ils sont les seuls souverains. Sans but commercial, ces entreprises utopiques ne peuvent être ni vendues, ni déplacées, ni exposées ailleurs [1]… Ce seraient les inspirés du bord des routes.
Sans cesse, les inventeurs singuliers nous offrent des instants de bonheur. Sans domicile fixe, Ras Dizzy (1932-2008) traversait en bus la Jamaïque et vendait ses tableaux ; ses amis le soutenaient ; en 1997, il a dit : « La peinture pour moi c’est comme les rideaux du paradis. »
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Voir Clovis et Claude Prévost, Les bâtisseurs de l’imaginaire, 1999 et 2016.