François Vaucluse publie un très beau recueil d’aphorismes, le cinquième depuis 2008, consacré par un prix en Roumanie. Ces Mondes menacés, où nous entrons par sept paliers, sont conçus en seuils graduels. Ce sont des aphorismes en mouvement, comme ces gouttes dont l’impact élargit la profondeur spéculaire de l’espace et prête au vertige : celui d’une méditation reconduite, relancée aphorisme après aphorisme, incessante. Nous nous orientons vers le seuil qui nous appelle, par hasard.
François Vaucluse, Mondes menacés. La rumeur libre, 112 p., 16 €
En amplifiant ainsi le monde donné, l’ouvrage fait place à ce qui, apparemment, est dénué d’importance mais détermine pourtant le passage à un autre temps, à ces gestes du quotidien découpés en selfies, dans les embrasures des tweets. Penseur de la traduction, ausculteur d’éthiques violentées, Vaucluse nous fait pénétrer dans le cercle des valeurs perdues, des petits riens apparents.
En cheminant avec les Surannés, nous sommes entre deux temps : celui de la ville contemporaine, du VIIe arrondissement un peu étrange, de touristes américains déjantés, des restaurants typiques où s’emmêlent en plein Paris les saveurs et les décors d’une utopie eurasienne mais aussi le temps immémorial des tableaux anciens, des Madeleines. L’aphorisme propose un rythme de marche : respiration, cadence, détour, sensation de déjà vu, vacillement et retour en arrière. Il se met au diapason d’un monde qui manque de tourner dans l’autre sens, un monde menacé de ne plus être demain, d’être déjà quelque chose d’autre avant même que nous puissions lui dire adieu. Mais le cheminement – dans la ville, dans les temps – est aussi une manière de nous faire fréquenter des formes brèves d’écriture, brèves et incisives : l’aphorisme se métamorphose, tantôt en sentence, tantôt en pensée mordante. Vigilant, le moraliste est aussi poète, saisi de tendresse pour des portraits improbables, saynètes prises entre le burlesque d’une posture et sa naïveté désarmante – « comme ces acrobates chenus qui dans les cirques se contentent désormais de faire tourner des assiettes ».
Ces aphorismes en archipel n’égrènent pas seulement les flashs d’un passant dont l’éblouissement, l’étonnement, sont passés dans le bel équilibre d’un langage épelant, souvent avec une délicieuse ironie, la complexité du monde. Ils traduisent pour nous ce qui parfois, malgré la familiarité, échappe, laissant le flâneur en arrêt, comme privé de sens. Oui, nous connaissons ce lieu-dit, cette rue de Paris, ces émissions lénifiantes, ces femmes et ces hommes, boutiquiers cafetiers, apprenties coiffeuses et limonadières ; mais qui n’a pas ressenti un jour cette sensation de devoir tout remettre en mots, et comprendre tant de disparité, qui n’a pas éprouvé comme une détresse de se sentir empêtré dans les nouvelles proportions de la science, submergé par un trop-plein d’objets illisibles, détachés de leur référent, de leur lieu originel ? L’aphorisme, sans pompe et sans surplomb, abrite ces éclats de monde dépossédés de signification. Il leur en donne une, ou plusieurs, les colmatant, les baptisant d’une nouvelle cohérence, au seuil de leur articulation, de leur diction inédite. L’aphoriste prend ces scènes et les reconfigure. Il sait que dans ces sociétés où les continents se mêlent, où, caducs, les savoirs se métamorphosent à une vitesse affolante et où la culture devient parfois le plus grand chapiteau de cirque que l’on connaisse – spectacles, shows, opérations commerciales, « bandeau de Goncourt » –, il faut un écho didascalique, en réponse incisive au spectacle.
Car ces aphorismes se lisent aussi comme de fantastiques didascalies. Passants, fréquenteurs de théâtres, de restaurants, de musées, sont « relevés », passés au crible, pointés, parfois fustigés. Dru, l’aphorisme devient une redoutable pointe, dont la chute est toujours convertie en recommencement. De agudeza, le traité de Baltazar Gracián au Siècle d’or, se profile en arrière-plan des pointes postmodernes et magistralement intemporelles d’un auteur qui se saisit de la vanité des politiques, des moralistes, de tous ceux qui croient être passés maîtres dans l’art du jugement et de la chose publique.
C’est cette pointe, cherchant le cœur d’une scène, le fond d’une pensée (détournée), l’espace apparemment inerte d’une rue, les imprécisions d’un costume, qui frappe, annoncée par des italiques mordants, dans Alla Postmoderna. Ici domine une réflexion sur l’origine et ses affabulations – race dite supérieure, eugénisme. La dérision arme la plume de l’aphoriste : ce sont Caractères d’un genre nouveau, dans la symétrie faussement bienveillante de la maxime. Le lecteur adhère, piqué au vif, pris par le sentiment – un doute, un instant… – d’être partie prenante de cette nation que l’auteur épelle comme un alphabet politique. Il s’y cherche fébrilement comme juste. Mais ici, pas de partage manichéiste : souveraine, l’ironie retourne le plus brave en couard. Car le recueil est tendu par l’injonction de tout retourner, d’observer les facettes de tout sujet, de tout objet. Qui parmi nous connaissait vraiment ce commandement stupéfiant énoncé dans l’article 9 du Manifeste du futurisme en 1909 : « Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde –, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme » ? Les amateurs d’enthousiasme rapide, de postures consensuelles, repasseront. Le didascaliste ouvre la boîte de Pandore, non celle des paradoxes mais de la vérité toujours bifide des êtres, des institutions, des grands courants supposés fédérateurs. La mise en demeure de revoir nos classiques est un mandement auquel il est impossible d’échapper ici. Traité de philosophie personnelle et sociale, Mondes menacés met aussi en péril nos conforts et nos dispositifs d’intelligibilité, que l’on découvre sinon périmés du moins caducs. L’aphorisme convient aux têtes de Janus que sont nos logiciels sociaux. Et toujours, la même attention aux paradoxes de l’idéologie capitaliste, à ces lieux devenant, dans nos cités, les terminaux de la culture, les décharges de l’humain, alors que la Grèce et ses canons intemporels ponctuent l’espace, et des musées, et des affiches publicitaires qui en vantent les hétérotopies désactivées sur les autobus en France.
Mais ce livre n’est pas destiné qu’à un lecteur français. Serti de références occidentales, il fait la part du Beau, il montre la néo-colonisation de la « langue de Shakespeare » par « Mac Donald’s ». Des devinettes, des adages, des formules lapidaires, attestent la quête d’une forme qui puisse incarner la position de ce non-aligné fondamental qu’est Vaucluse, dont le rapport au monde arabe, persan, à l’Orient majeur, se dit d’une manière absolument unique : sans sympathie surfaite ni surplomb, ni neutralité inadaptée. On peut même avancer que l’usufruit perdu de la culture arabo-musulmane, dont Nietzsche se lamentait dans Antéchrist, lui seul en a, non l’approximative prescience, mais une connaissance effective et vraie. Trace en est dans cet aphorisme qui est une gifle donnée aux épistémologies séparatistes, aux amnésiques de Pangée : « Nous comprendrons les Afghans ou les Irakiens quand nous aurons compris les Grecs et les Perses ». Réunir Grecs et Perses ? Chose rarissime, et dangereuse pour les politiquement corrects… Pour ceux qui ont déjà parcouru les eaux sous-marines des dictionnaires étymologiques et entendu – non pas rêvé – des échos similaires entre les deux langues des deux peuples respectifs, cet aphorisme est un dictame.
Coué est porté par une verve communicative. On se prend à penser que c’est nous qui en avons écrit certains brocards, quelques-unes des succulentes épigrammes. Portraits de Vies minuscules, tendresses posées sur un paysage de dimanche en ville, pensée éthique quant à la médecine palliative, toute la philosophie morale qui génère des éclats de colère comme de fraternité est nourrie du sel des mythes, de la culture gréco-latine, de cette mémoire culturelle qui n’a rien d’un mémorial, et court en eau vive dans la scène proposée au regard. Ni saillie ni raillerie, mais une autre lecture des grands, de Freud et de Darwin, et d’Émile Coué, dont la méthode « survit à celle de l’illustre névrosé viennois », et, surtout, un mépris intraitable pour les calmants de Dieu, dont les effets secondaires sont terriblement dévastateurs. L’âme, la possession, la création, l’ego, les données personnelles, tout est désassemblé et fragmenté en ces prises instantanées où la raison subjective appose son sceau.
Et parce que, toujours, il faudra penser ce qu’est un homme (ou une femme) libre, Temps réel nous invite à méditer notre sort d’humains, textotant, emportés dans un vertigineux tourment digital, millénialisé sans être millénial, passant, « par jour », l’équivalent de « mille trois cents ans à écrire des mots de passe ». À ce stade, c’est l’homme qui est saisi dans le tourbillon démentiel d’un temps cannibale, ordonnateur d’un timing nouveau pour se restaurer, vivre, aimer, écrire, liker… À l’opposé de la numérisation, « l’art met en forme le hasard ». Chose rare, l’aphorisme implante le silence comme possibilité entre deux pensées. Respiration, rythme qui défait l’absurde et freine la lecture en l’aérant, comme un refus de la massification de la parole, de son fallacieux chargement sermonneur. L’auteur s’interroge, incessamment, répond, hasarde une controverse, s’y prend, agit la complexité et la contradiction comme une hygiène défaisant les violences insanes des observances en développement personnel. Et, au bout, cette pirouette désarmante de linguiste averti : « Tant que les chats ronronneront, nous saurons une langue universelle ». L’émotion du mot juste, l’attrait de l’aphorisme comme « art du temps » sont les ferveurs qui suscitent, au bout du compte, ce vœu : « Que ce livre devienne une oasis de décélération : trop court, l’aphorisme veut toujours ralentir sa lecture. »
Nuage de tags projette clairement les aphorismes comme des épicentres vectorisés par la parfaite connaissance de la culture geek de Vaucluse. Parce que propice au « narcissisme de masse », le monde virtuel est donné comme un formidable repoussoir mais aussi en sa qualité de fantastique répondant aux illusions humaines, aux fureurs, aux quêtes de ravissements nouveaux. Fébriles, les aphorismes ici touchent à la science-fiction – profils hypothétiques de donneurs de sperme, mangas et poupées de silicone, mangas et Captchas, e-humanités et dating, buzz et webcams, sans oublier les redoutables récupérations de l’internet halal. En se saisissant de ces griseries numériques, l’ironiste en démonte l’inanité, laissant se profiler en arrière-plan de l’exercice l’effrayante perte de mémoire, qui, elle, nous déconnecte définitivement de notre carte-mère profonde, désormais si faiblement paramétrée. À ne pas follower, donc…
Krisis réintroduit le monde grec et ses marques singulières : sur les lieux de la crise mondiale contemporaine, les images des ruines grecques ont une éloquence inégalée. Les expertises, les protocoles et les valeurs boursières sont relues à travers la grille de la culture hellénique : les deux rives des Temps sont reliées, et Vaucluse dévoile leurs ressemblances, leurs asymétries. Sans doute est-ce ce palier-là qui est le plus fervent, en matière de mise à l’index des précarités modernes, des hérésies et des indigences de toutes sortes, dans un monde où « l’excellence a exterminé la qualité », et où les marques de l’humain deviennent de plus en plus méconnaissables.
Cette évaluation du chiffre du progrès et de ses dommages collatéraux se poursuit dans In Arcadia, avec une très forte conscience écologique, sensibilité à l’entour qui sonde la détresse des ozones dévastées par les lentes avancées du monstre technique. Enneigements et brouillards ont perdu sens, car décolorés, désormais. Les irradiations silencieuses, les séparations progressives entre l’homme et la nature sont énumérées. Ici, chaque aphorisme est un grain de chapelet, qui fait le décompte des noms de plantes perdus, des persistants échoués : « « Il n’y aura plus jamais d’autre monde » – nous sommes désormais condamnés à celui-ci »…
Hantises, enfin, convoque les spectres passés, ceux qui ont déserté la mémoire des hommes, et ceux qui la hantent, par des visions récentes. La question ici est celle du pouvoir de la culture, de sa portée face aux naufrages de réfugiés. Vaucluse scrute le paradoxe, l’immobilisme face à l’absurde, il oblige à méditer cette angoisse qui perdure en nous après les reportages sur les désastres en Méditerranée, après les visions spectrales. La sentence ici se fait requiem pour l’hospitalité, pour Cythère devenue « camp de rétention », et plaidoyer pour l’accueil, par la magie littérale de l’écriture : « Que chaque ligne devienne un barreau d’une échelle lancée vers l’eau noire »…
Et enfin, simplement, pour dernière espérance, cette revivification de la devise de Darwin, comme une sommation empathique : « Luttons pour la vie – mais ensemble ».