L’histoire de la consommation se réduit-elle à celle de la conquête progressive du bien-être, avec ses victoires essentielles – le triomphe de la consommation de masse pendant les « trente glorieuses » – et ses défaites relatives – les inégalités sociales, sans oublier « les nouveaux mandarins, qui prônent la rupture et la décroissance au nom de la protection de la planète… » ? Jean-Claude Daumas est plus nuancé que sa quatrième de couverture, mais globalement telle est bien sa vision : l’avènement de la consommation de masse est l’aboutissement d’un processus de conquête du bien-être et ceux qui la mettent en cause sont des « mandarins », membres d’une caste élitiste ignorant la réalité du monde.
Jean-Claude Daumas, La révolution matérielle. Une histoire de la consommation. Flammarion, 590 p., 26 €
Jean-Claude Daumas, historien de l’économie, a indéniablement réussi à mener à bien une synthèse des travaux historiques portant sur la consommation des Français durant cette période cruciale des XIXe et XXe siècles, en montrant qu’elle « n’est pas une réalité uniforme et homogène ». Il s’agit là d’un travail considérable, une véritable somme sur l’histoire de la consommation en France de 1840 à nos jours, irréprochable sur le plan de la méthode, ne laissant aucun doute quant aux compétences de l’auteur dans le domaine étudié et procurant au lecteur curieux de l’histoire du quotidien une foule de données très intéressantes. Il faut donc saluer l’effort de synthèse et le brassage d’une masse considérable de données, dans un souci permanent de diversifier les sources et de ne pas se cantonner à la vie parisienne, grâce à une multiplicité de références d’histoire régionale fort bien exploitées.
L’auteur justifie très rapidement son choix de commencer son histoire en 1840, moment où il identifie une rupture par rapport aux époques précédentes. Il est certain que c’est au mitan du « siècle des choses » [1] que la société française commence à entrer dans un processus d’expansion quantitative des marchés et de profondes mutations des modes d’acquisition des biens. Mais la révolution matérielle qui donne son titre à l’ouvrage ne survient pas brutalement en 1840, elle s’étale sur des décennies sans qu’il soit possible de déterminer un moment de basculement. Ce que montre parfaitement Jean-Claude Daumas, c’est qu’à partir de 1840-1850 les Français évoluent dans leurs habitudes quotidiennes, qu’il s’agisse de l’alimentation, du vêtement, du logement et du transport, dans un laps de temps plus bref et à un rythme plus soutenu qu’ils ne l’ont jamais fait. Même si Daniel Roche, parmi d’autres, a montré quelques mouvements notables depuis le XVIIe siècle qui voit selon lui la « naissance de la consommation » [2], le XIXe siècle constitue à cet égard un palier plus haut et plus vite franchi. Et c’est par une étude très fine des pratiques, alimentaires, vestimentaires et locatives que Daumas nous fait toucher du doigt le phénomène. Quant au choix de se concentrer sur la France, à rebours de la tendance actuelle à l’histoire globale ou connectée, l’auteur ne s’en explique pas. Son histoire de la consommation en France n’évoque qu’allusivement l’Empire colonial et à peine la mondialisation des années 1990-2000, ne s’interroge pas ou très peu sur les flux commerciaux transnationaux, notamment sur les effets, positifs ou négatifs, de la construction européenne après 1945. Sans motiver ce parti pris franco-centré, Jean-Claude Daumas s’en tient à une histoire au ras du sol qui a son intérêt, mais qui laisse dans l’ombre de nombreux aspects pourtant déterminants de cette période.
Le problème de fond, à mon sens, est ailleurs. S’il a réussi la synthèse, l’auteur, en suivant un plan chronologique et thématique très classique, propose une vision rectiligne assez simplificatrice menant la bourgeoisie, puis les ouvriers, puis les paysans vers le modèle de consommation de masse et de confort urbain correspondant à l’apogée du bien-être. Pour Daumas, il y a un sens de l’histoire, c’est celui d’une consommation industrialisée toujours plus étendue géographiquement et socialement, motivée par l’imitation du modèle des classes supérieures. Car les plus riches sont ceux qui ouvrent la voie, les bourgeois imitent l’aristocratie, les ouvriers imitent les bourgeois, les paysans imitent les ouvriers et finissent par les « rattraper ». À cette aune, le progrès, c’est la baisse du budget consacré à l’alimentation, au bénéfice du logement puis de l’équipement domestique et des vacances. Le progrès, c’est l’accroissement du nombre de commerces, l’élargissement du crédit, ce sont les chiffres d’affaire des grands magasins parisiens qui explosent au tournant des XIXe et XXe siècles. Bref, le progrès, c’est la marche inéluctable vers la consommation de masse. Pour reprendre la formule de Marshall Sahlins au sujet du livre de Walt Rostow The Stages of Economic Growth, il semble que Jean-Claude Daumas considère lui aussi que « le shopping est le point culminant de l’évolution sociale de l’humanité » [3] !
Peut-on penser l’histoire de la consommation sans s’interroger sur ses articulations avec la production et avec le politique ? Dans sa volonté de ne pas écrire une histoire ignorant les acteurs les plus humbles, dans l’optique de faire une « histoire matérialiste » en tenant au plus près les choses, les biens de consommation, sans les réduire à « un ensemble d’images et de signes », Jean-Claude Daumas a trop superficiellement traité des producteurs et des objectifs du monde capitaliste visant à l’accroissement des marchés et des profits avant de songer au bien-être des acheteurs. En somme, la « perspective globale » revendiquée, censée articuler histoire économique, histoire sociale et histoire culturelle, peine à relier les trois en oubliant l’histoire politique. Certes, l’auteur décrit sans ambiguïté les difficultés de ceux qui sont restés hors du monde de la consommation dite moderne, ceux qui doivent se restreindre, compter chaque centime, s’endetter, se priver de confort. Mais comment ne pas faire le lien entre cette situation sociale et la logique consumériste ? Cette pauvreté endémique est la conséquence logique d’un processus renforcé par les trente glorieuses que célèbre l’auteur [4]. Qui dit extension du marché dit baisse des prix, massification de la production industrielle et des importations, donc accroissement de la pression sur les entreprises productrices qui doivent fabriquer davantage et à moindre coût. Sur qui retombe cette pression, sinon sur les salariés qui voient augmenter les cadences et baisser leurs revenus et qui, dès les années 1980, perdent pour certains leur emploi, délocalisé dans les pays émergents ?
L’ambition synthétique de Jean-Claude Daumas aurait dû se montrer moins fermée aux points de vue critiques, et ne pas les réduire à des élucubrations de sociologues déconnectés du réel. Ces perspectives furent sans doute marginales, mais elles n’en étaient pas moins politiquement et socialement signifiantes, ouvertes par des militants et des penseurs réfutant l’idéalisation de la consommation comme porte ouverte sur un bonheur sans nuage. Critiquer la société de consommation n’est pas refuser le bien-être, et le questionnement sur la réalité des besoins n’est pas né en 1968. En 1890, l’utopiste William Morris mettait en scène un vieillard de l’an 2102, se remémorant l’histoire de la révolution industrielle du XIXe siècle : « ils [les hommes] avaient peu à peu créé (ou laissé se développer) un système extrêmement compliqué de vente et d’achat qu’on a appelé le Marché-Mondial. Une fois mis en train, ce Marché-Mondial les contraignit à poursuivre la fabrication, en quantités de plus en plus grandes, de ces produits, nécessaires ou non. […] Et bien entendu l’unique criterium qu’on admettait pour l’utilité des produits était de savoir s’ils trouveraient des acheteurs – gens de bon sens ou non, peu importait » [5]. Dès la fin du XIXe siècle, bien avant Edgar Morin, Jean Baudrillard ou Jacques Ellul, des penseurs s’interrogeaient sur la notion de besoin et de commerce, sur les liens entre offre et demande, sur la société d’abondance matérielle comme équivalent au paradis sur terre.
Il est vraisemblable que l’auteur, se réclamant d’une objectivité historienne sans faille, se défendrait de toute coloration idéologique de son ouvrage. Mais, pour citer François Jarrige, « l’écriture de l’histoire est toujours tissée d’amours et de sympathies, de révoltes et d’insatisfactions face à l’état du monde. Proposer un récit du passé implique des choix, qui sont aussi des engagements, ce qui n’empêche ni l’honnêteté ni la rigueur » [6]. Jean-Claude Daumas a fait le choix, sans l’affirmer explicitement, de prendre le contrepied d’une historiographie récente beaucoup plus critique à l’égard des évolutions du monde capitaliste [7], en inscrivant son livre dans le sillon de « l’idéologie du progrès » [8], une téléologie de la consommation de masse selon laquelle la marche en avant civilisatrice vise avant tout l’abondance matérielle. Ce choix reflète une conviction, légitime et respectable sans doute, qui est idéologique au sens où elle se nourrit d’un modèle socio-économique capitaliste envisagé comme le seul possible. L’enthousiasme de Jean-Claude Daumas pour son objet d’étude est compréhensible. Comment ne pas se féliciter de ce qu’il est légitime d’appeler des progrès dans le confort matériel ? Comment nier que les paysans et les ouvriers de la fin du XXe siècle avaient une vie moins dure, ou différemment dure, de celle de leurs ancêtres ? Cela ne doit pas pour autant nous interdire toute réflexion sur les conditions de ces progrès et sur l’arrière-plan social et environnemental de cette expansion consumériste.
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José-Luis Diaz et François Kerlouégan, « Le siècle des choses », Le Magasin du XIXe siècle, n° 2, dossier « Les choses », 2012, p. 27-30.
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Daniel Roche, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation XVIIe-XIXe siècle, Fayard, 1997. Voir aussi Marjorie Meiss, La culture matérielle de la France, XVIe-XVIIIe siècle, Armand Colin, 2016.
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Marshall Sahlins, La découverte du vrai sauvage, Gallimard, 2007, p. 307. L’ouvrage de Rostow est paru en France sous le titre Les étapes de la croissance économique, Seuil, 1960.
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Les historiens ont montré que cette période ne fut pas glorieuse pour tous. Voir notamment Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des Trente Glorieuses. Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, La Découverte, 2013. La conclusion du chapitre consacré par Daumas à ces années (p. 441 et s.) est très symptomatique de la philosophie générale du livre.
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Extraits de William Morris, Nouvelles de nulle part ou une ère de repos, L’Altiplano, 2009 [1890]. Citations p. 221-222 et 228-229.
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François Jarrige, op. cit., p. 347.
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Outre François Jarrige, citons dans des registres différents : Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Seuil, 2012 ; Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France, Agone, 2018 ; Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Perrin, 2012. Par ailleurs, Sophie Dubuisson-Quellier a montré que la résistance à la consommation, entendue comme système de profit basé sur la stimulation de la demande par l’offre, est un phénomène aussi ancien que l’émergence et le développement de la consommation elle-même. Sophie Dubuisson-Quellier, La consommation engagée, Presses de Sciences-Po, 2009. Édition actualisée en 2018, collection « Contester » n° 15.
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Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l’écologie politique, Seuil, 2014.Voir aussi les livres de Serge Latouche, dont Pour sortir de la société de consommation : Voix et voies de la décroissance, Les liens qui libèrent, 2010.