Médecin et écrivain, documentariste lyrique de la Russie centrale, Maxime Ossipov confirme, dans ce troisième recueil de nouvelles publié en français, son immense talent pour capter, dans une prose limpide et mystérieuse, les aspirations et contradictions d’un pays « couvert de craquelures sans nombre ». Forgeron d’images insensées, il nous livre des tragédies ramassées, jamais nihilistes, où l’imagination se débat face à la pression politique née de la guerre en Ukraine.
Maxime Ossipov, Après l’Éternité. Trad. du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton et Eléna Rolland. Verdier, coll. « Slovo », 256 p., 20 €
Dans les premières pages de la nouvelle éponyme d’Après l’Éternité, Alexandre Ivanovitch, le héros, raconte comment a surgi la passion du théâtre qui déterminera toute son existence. Sa mère, trop pauvre pour lui acheter le microscope dont il rêve pour scruter « l’invisible », lui offre Boris Godounov de Pouchkine : « Les premières pages sont arrachées, ce qui fait que Boris Godounov commence tout à trac par : ‟Ce n’est pas net, prince.” Ce début me plut beaucoup, et je courais dans le foyer parmi le linge qui séchait sur des cordes en criant : ‟Ce n’est pas net, prince ! Prince, ce n’est pas net !” Je faisais peur aux femmes. » Pourquoi le livre a-t-il été déchiré, pourquoi commence-t-il avec cette réplique ? Cette configuration est sans raison, bien sûr, tout comme est sans raison la bulle de chewing-gum rose qui gonfle dans le viseur d’un fusil et conduit le patron du fond d’investissement « Trinity » à la mort, ou encore la rencontre, dans un restaurant de pelmeni (ces petits raviolis fourrés), entre la patronne, Xénia Nikolaïevna, femme puissante d’une petite localité, et Roukchona, serveuse tadjike ayant abandonné l’amour de la littérature pour celui de l’islam, menant là aussi à la mort, mais également à un renversement radical du rôle de chacune. Ces configurations sont sans raison donc, mais non dépourvues de sens.
Les héros solitaires des huit récits de Maxime Ossipov qui composent ce recueil, le troisième que publie Verdier dans sa collection « Slovo », sont tous perdus dans l’existence et jetés aux quatre coins d’un pays « couvert de craquelures sans nombre », dont le précédent régime s’est révélé « malgré toute sa puissance […] moins durable qu’un simple violon ». Ils sont confrontés à des événements, des « petits riens » aussi contingents qu’inflexibles, qui ouvrent un ensemble de possibles dont ils s’emparent, presque malgré eux, pour créer quelque chose de singulier, parfois réussi, souvent raté, mais toujours inattendu au point de prendre les apparences du destin. Deux formules reviennent ainsi de manière récurrente dans le recueil.
D’abord, une interrogation lancinante : est-ce que « le destin fait partie de la personnalité » ? Qu’est-ce qui détermine le cours que prend une vie : les conceptions du monde, que les personnages développent face à l’« incertitude » de l’histoire soviétique et post-soviétique, ou bien la mécanique des événements ? Prenons l’exemple d’Alexandre Ivanovitch. Son amour obstiné du théâtre l’a conduit à échouer à tous les concours d’art dramatique du pays, avant de trouver refuge, comme directeur littéraire, dans le théâtre de « l’Éternité», ville minière du Grand Nord créée de toutes pièces par les autorités, puis subitement évacuée et enfin bombardée par l’armée pour tester ses dernières merveilles technologiques. Au cours de sa brève existence, le théâtre aura accueilli des centaines de représentations, avant d’être le lieu d’une tragédie amoureuse qui semble finalement entraîner toute la ville dans sa chute. Alexandre Ivanovitch rumine alors sur le cours des événements, tente de refaire le cours de l’histoire, et conclut : « Eh bien, voilà l’organisation du récit en place : au début la cupidité, l’exploitation des classiques, puis l’amour interdit, puis le crime. Le destin des héros : la mort et le bagne ; le nôtre, celui des figurants et du chœur : l’exil. Peut-on, quand on est lucide, affirmer que la vie n’a pas de fabula ? »
Ensuite, une formule de Stanislavski, elle-même empruntée à Pouchkine : les « circonstances proposées ». Pour le professeur de théâtre, il s’agit du cadre narratif, posé arbitrairement par l’auteur, qui détermine les choix des personnages. Les acteurs doivent « croire » à ces circonstances qui, aussi prosaïques soient-elles, déterminent fondamentalement l’action. À propos de Macbeth, Stanislavski souligne ainsi : « Vous devez comprendre la signification que revêt le moindre geste à l’intérieur des ‟circonstances proposées”, en exprimant un sentiment. C’est en voulant véritablement, physiquement, essuyer le sang de ses mains que Lady Macbeth en est venue à exécuter ses projets ambitieux. Ce n’est pas par hasard si, tout au long de son monologue, cette tâche lui revient à la mémoire, liée dans son esprit au meurtre de Duncan. Ce simple geste comporte un sens extraordinaire. Il exprime à lui seul tout le drame intérieur, qui cherche ainsi une issue [1]. »
Ossipov, qui est aussi médecin, spécialisé en cardiologie, excelle à décrire les détails entêtants du réel, qui sont autant de symptômes de la détresse et de la vitalité des personnages, comme du pays. Ainsi en est-il de l’urne funéraire offerte aux obus sur le coin d’une fenêtre, des corneilles blessées qui s’effondrent mystérieusement du toit d’un immeuble, ou encore de la photo de la tombe, vide et collée à celle de sa première femme décédée, d’un espion soviétique qui a subitement abandonné sa famille berlinoise au début des années 1980 et refait sa vie à Moscou. Car les « circonstances proposées » sont avant tout celles, d’airain, de la politique, que le format ramassé de la nouvelle parvient à enserrer de manière fulgurante.
L’un des personnages du recueil, Vladilen Nilovitch Makaïev (son véritable prénom est « Vladlen », contraction de « Vladimir » et « Lénine »), fils d’un ancien dirigeant, membre « depuis des lustres » de « l’Union des écrivains » écrit d’« énormes pavés », qui font dans les « mille deux cents pages », nous précise le narrateur, comme Ni en songe, ni en conscience, qu’il n’a pas eu le courage de lire. Ce livre-là, étiré à outrance comme le nom de son auteur, semble dessiner l’anti-modèle imaginaire des récits, limpides et mystérieux, branchés sur la vie contemporaine russe et traversés d’échappées poétiques, que publie Ossipov à un rythme régulier, depuis 2009, dans la revue Znamia [2], et qui nous parviennent en français, depuis 2011, dans les excellentes traductions d’Éléna Rolland et Anne-Marie Tatsis-Botton.
Ossipov est un tard venu à la littérature. Il a d’abord étudié et soutenu sa thèse de médecine à Moscou, dans les années 1980, avant de partir, comme ses héros tentés par l’émigration, étudier aux États-Unis. Puis, à la chute de l’Union soviétique, il choisit finalement de revenir en Russie et lance à Moscou une maison d’édition spécialisée en traductions scientifiques. En 2005, il change encore de vie et part pratiquer son métier dans la petite ville de Taroussa, qui s’élève le long de la rivière Oka, à un peu plus de cent kilomètres au sud de Moscou, là où son grand-père, lui aussi médecin, « interdit des 100 kilomètres » après être passé par le goulag, s’était déjà installé. À Taroussa, il se bat avec les autorités pour moderniser l’hôpital local. Et c’est finalement dans cette « province » qu’il devient écrivain.
La trajectoire d’Ossipov est ainsi faite de déplacements géographiques, qui accompagnent les soubresauts politiques du pays. Dans le texte, écrit en 2012, qui ouvrait son précédent recueil publié en français, Histoires d’un médecin russe, il disait, à propos de la Russie centrale : « On s’en éprend aussi facilement qu’une femme tombe amoureuse d’un perdant ». Dans le texte autobiographique, écrit en 2017, qui clôt Après l’Éternité, il raconte a contrario, à l’occasion d’un retour sur le lieu des vacances de son enfance, en Lituanie, combien la question de l’émigration, qu’il évoque également de manière hallucinée dans Fantasia, se pose à nouveau de manière pressante : « Mes soucis d’il y a trente ans étaient exactement les mêmes qu’aujourd’hui : 1. ne pas me salir les mains, ne pas me compromettre ; 2. ne pas me retrouver en taule ; 3. ne pas laisser passer le moment où il faudra partir pour de bon. Et l’espoir, illusoire, est le même : un jour nous nous réveillerons et tout ce gâchis n’existera plus. Les circonstances exigent pourtant que nous ne dormions pas, regardions de tous côtés, tournions la tête. » Que s’est-il passé entre 2012 et 2017 ? Les « circonstances » ont changé : la guerre en Ukraine a éclaté, le « printemps russe » [3] s’est propagé.
Chez Ossipov, l’angoisse que suscite la contrainte politique et sociale tente alors d’être surmontée, de manière souvent illusoire, grâce à un intense travail de l’imagination. Dans le récit autobiographique Sventa, il raconte ainsi comment, trompé par le GPS de sa voiture, il reconnaît avec émotion toutes les singularités du lac de son enfance, avant de réaliser qu’il s’est trompé de lac. Mais la littérature russe, qui irrigue sa prose en profondeur, jamais de manière pédante, et indique un sens à travers des citations de Pouchkine, Blok ou Mandelstam, n’est-elle pas aussi la plus grande pourvoyeuse d’illusions ? Roukchona, coincée entre les quatre murs de sa cellule, tranche la question : « Chez les Russes et dans leur langue, qui est aussi la sienne, elle apprécie particulièrement la capacité d’échafauder des constructions à partir du vide. »
Cependant, l’imagination est aussi ce qui permet de se mettre à la place d’autrui, de rendre compte des raisons de chacun, aussi mauvaises soient-elles. Et Ossipov excelle dans cet exercice. Pierre-feuille-ciseaux, qui a été monté au théâtre, nous fait adopter successivement les points de vue antagonistes des protagonistes du drame : si personne n’est d’accord, tous défendent une certaine idée du bien. Aussi, si l’on a spontanément envie d’associer Ossipov à Tchekhov ou Boulgakov, eux aussi médecins, on serait davantage tenté de le rapprocher de Chalamov. Comme le documentariste de la Kolyma, il parvient à capturer, dans des images inouïes, les éclats du réel qui fissurent ses personnages, sans jamais briser leur élan vital. Certes, « après l’éternité » les valeurs sont brouillées : les « nouveaux Russes » ne partent pas à la chasse sans avoir fait le signe de croix, les aspirations morales sont immédiatement sanctionnées, et un meurtrier peut devenir chef de district. Mais les héros, déboussolés, souvent doués d’une ironie mordante, ne sont pas nihilistes pour autant. On pense alors au poème de Paul Celan, « Avec un livre venu de Taroussa », dont Ossipov cite quelques bribes: « De la dalle / du pont, d’où / il a rebondi / trépassé dans la vie, volant / de ses propres blessures, – du pont Mirabeau. / Où l’Oka ne coule pas / … [4] ».
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Constantin Stanislavski, La formation de l’acteur, trad. Elizabeth Janvier, Pygmalion, 1997.
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On peut les lire en russe, en libre accès, sur son site internet.
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Cette expression nationaliste, née avec la guerre en Ukraine, désigne le réveil du peuple russe.
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Poème cité en note p. 59, extrait de La rose de personne, trad. Martine Broda, Points-Poésie, 2007.