Il est question d’un bois, de neige, de froid, d’un couple de pauvres bûcherons qui n’a pas d’enfant ; on craint les méchants, on est soulagé par le dénouement. Cela ressemble au Petit Poucet mais non, La plus précieuse des marchandises, texte de Jean-Claude Grumberg, sous-titré Un conte, n’en est pas un. Trop de trains passent, qui rappellent une époque atroce, tandis qu’ « agonisait l’humanité. »
Jean-Claude Grumberg, La plus précieuse des marchandises. Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle ». 128 pages, 12 €
Alors conte ou pas ? L’appendice « pour amateurs d’histoires vraies », donne la réponse. L’histoire qu’on a lue est tirée du Mémorial de la déportation des Juifs de France qui, pour les enfants de déportés dont fait partie Grumberg, sert de « caveau de famille ». Les êtres dont nous écoutons l’histoire ont vécu, ont péri ; ils appartenaient au convoi 64. Mais partons du début.
L’histoire de la petite marchandise s’écoute autant qu’elle se lit. Notre conteur a l’art de la formule, il sait attirer l’attention de son auditeur par des détails qui confinent au merveilleux, comme ces chaussons en peau de renardeaux qui permettent de fuir plus rapidement les chasseurs. Mais aussi par des répétitions, des formules comme il est de tradition dans ce genre. Un « gloup gloup gloup » résume mieux ce que fait une assemblée « de braves et soiffards » qu’une phrase rondement tournée. Et quand le conteur est Grumberg, on sait que l’humour (noir) est de mise, et que l’ironie nous sauvera du pathos, la maladie mortelle du récit lié à l’extermination. Ainsi de la présentation qu’il fait des jumeaux dont l’un sera « la plus précieuse des marchandises » : ils naissent au printemps 42, « deux petits êtres déjà juifs, déjà fichés, déjà classés, déjà recherchés, déjà traqués… ». On les retrouve dans un wagon qu’en peu de mots le narrateur décrit : « Le seau sur la paille dans un coin et la honte, la honte partagée, la honte voulue, prévue par ceux qui les expédiaient on ne sait où. »
Mais revenons à notre conte. Un genre qui rapproche Grumberg d’Aharon Appelfeld, un genre qu’on imagine seulement empreint de merveilleux alors qu’il peut être d’un réalisme confondant. Que l’on pense à La petite marchande d’allumettes, d’Andersen, la plus terrible des histoires.
C’est donc l’histoire d’un couple de bûcherons. Lui est soulagé de n’avoir pas d’enfant, elle aurait aimé en avoir un. Elle est trop âgée pour cela, désormais. Non loin de chez eux, on a construit une ligne de chemin de fer. Passent des trains de marchandises. Le mot la fait rêver ; elle songe aux victuailles, aux vêtements et objets qu’elle pourrait obtenir. Elle ne trouve que des papiers froissés, des lettres qu’elle ne sait pas lire. Un jour, on jette un paquet par la lucarne. Il est enveloppé dans un châle précieux comme de la soie. La plus précieuse des marchandises est une petite fille dont le frère jumeau, la mère et le père vont vers le ciel, selon une formule bientôt connue.
La bûcheronne n’a pas de lait et la kacha, plat local, n’est pas du goût du bébé. Dans la forêt toute proche habite un être difforme, qui effraie tout le monde, comme il est de tradition dans les contes. Nul n’approche sa demeure ; elle n’a pas le choix. Il lui donne le lait de sa chèvre. Elle peut nourrir l’enfant. Pauvre bûcheron n’apprécie pas. Il se serait bien débarrassé de ce fardeau. Pour lui l’enfant fait partie de ces « sans-cœur » dont ses compagnons de travail disent avec envie qu’ils sont « baladés gratos en trains spéciaux ». Mais il doit constater que ces sans-cœurs ont un cœur, que sa femme est heureuse de dormir avec l’enfant près d’elle, et lui s’endort enfin comme son épouse du « sommeil du presque juste », ayant senti et compris que l’enfant était aussi « sa petite marchandise à lui. »
Pendant ce temps-là, le père de la fillette qui l’a jetée de la lucarne arrive au camp : « Sans ciseaux, armé d’une simple tondeuse, le père des jumeaux, le mari de Dinah, notre héros, après avoir vomi son cœur et ravalé ses larmes, se mit à tondre et à tondre des milliers de crânes, livrés par des trains de marchandises venant de tous les pays occupés par les bourreaux dévoreurs d’étoilés. » Il le fera jusqu’au bout, tant que les vert –de – gris, têtes de mort seront là. Et puis les Rouges arriveront, lui sauveront la vie, et il pourra « se reconstruire, comme on ne le disait pas encore à l’époque ». Je ne raconte pas la suite, et n’entre pas dans les détails. Disons qu’il y a une morale puisque c’est un conte et qu’il convient d’en tirer une leçon. A supposer qu’on retienne une leçon de cette époque.
Avec Jean-Claude Grumberg, on ne sait jamais mais on devine et c’est déjà beaucoup. C’est trop triste pour qu’on ne sourie pas, que les grincements restent inaudibles, mais le sourire ne suffit pas, l’émotion s’y mêle et il suffit de regarder dormir un être avec sa plus précieuse des marchandises pour s’en convaincre : « Elle dort notre pauvre bûcheronne, elle dort, son bébé bien serré dans ses bras, elle repose du sommeil des justes, elle dort là-haut, bien plus haut que le paradis des pauvres bûcherons et des pauvres bûcheronnes, bien plus haut encore que l’Eden des heureux de ce monde, elle dort tout là-haut là-haut, dans le jardin réservé aux dieux et aux mères. »