Le titre déjà, feuilleté. Pour être tendance, il n’en est pas moins doublement ironique : Nadia Tazi se met au défi de traiter son sujet ; à moins qu’avec ce « genre » entêté et intransigeant on ne puisse traiter ? Quant au « genre » lui-même, masculin et féminin, il renvoie aussi à un genre… littéraire ? psychanalytique ? D’un genre ou d’un autre, ou d’un autre encore, est-ce seulement envisageable ?
Nadia Tazi, Le genre intraitable. Politiques de la virilité dans le monde musulman. Actes Sud, 448 p., 23 €
Le sous-titre donne à comprendre, tout en aggravant le cas : c’est le « monde musulman » qu’il s‘agit d’ausculter, et de tout temps, pas moins! Quant à la virilité, elle imprègne ledit monde musulman, et donc pas que les hommes, bref, tout un monde ! L’ambition saute aux yeux et donne envie d’y voir de plus près.
Nadia Tazi, philosophe, effeuille patiemment, de pages savantes en pages élégantes, parfois rageuses et justement sévères, la question taboue dans le monde musulman, et cruciale, du rôle de la virilité. Virilité qu’il faut distinguer du masculin, ce à quoi l’auteure se livre sans répit, en particulier à travers la lecture du Coran. Il n’est toutefois pas question, prévient Nadia Tazi dans son introduction, « de traiter ici du noyau de la foi, de théologie ou de mystique… Le cœur de cette religion, son versant le plus lumineux et le site de sa singularité dans le prisme monothéiste, n’est pas en cause. L’interrogation porte sur le versant institutionnel du religieux et sur la politique… / les / rapports de domination entre les sexes et entre les hommes eux-mêmes… En réalité la mouvance islamiste… exprime plus un regain de virilisme qu’un réveil de la foi… la religion comme voile du viril, ce qui renvoie à des politiques de genre ».
Il s’agit en effet, avec ce cheminement, de rendre compte du pourquoi et du comment de la présence actuelle des islamistes sur la scène internationale, et de leur cortège funeste. Selon l’auteure, la raison en est la faille intrinsèque « au versant institutionnel du religieux »: la virilité. Virilité négative avec celui qui rejette, chez tout homme n’épousant pas son mode de vie et ses valeurs, non seulement la femme mais le féminin, le sien y compris. Sa modalité ? Le désir narcissique, infantile. Dans sa version affirmative, la virilité se pose comme l’essence de l’homme, sa perpétuelle puissance d’auto-dépassement de soi. Sa modalité ? le thymos – colère, cœur, courage. C’est l’idéal masculin de l’islam qui réfrènerait le viril par son lexique, son éthique universelle, sa mystique, son culte de l’élégance et du beau. Il s’agit en somme d’une virilité polysémique, d’un genre hyperbolique et disjonctif qui a partie liée avec la mort. Or viril et masculin fluctuent, se conjuguent s’opposent, et l’islam est une construction sans fin déconstruite et reconstruite, déstabilisée et recentrée…
Sans s’attarder aux causes extrinsèques, certes régulièrement évoquées et les grands auteurs avec elles, Nadia Tazi commence son parcours par « La virilité aristocratique, ou l’héritage du désert », soit une gentilité préislamique arabe, sans fin menacée par l’anarchie. Or, l’aède guerrier du désert et son monde ont été refoulés depuis. Elle montre ensuite, avec « Du masculin ou de la poursuite du centre dans la cité islamique », comment le Prophète a su dénouer, non sans talent politique et illumination spirituelle, les paradoxes auxquels il a dû faire face, passant ainsi d’un monde bédouin et viril à un monde citadin et masculin, du nomadisme à l’installation et au califat, centré. « Le cercle qui relie la souveraineté, la guerre et le désert est brisé par une Loi que rien ne précède ou n’excède. » Quant à Adam, calife comblé, il est doté de trois vecteurs de maîtrise : le langage, le monde et la femme. Contre l’hybris et la division permanentes de la communauté virilisée, ou fitna, la foi est assujettissement à cette dernière et à ses maîtres, le dissensus est manquement aux droits de Dieu. Le tout à une condition: « Un maître ne peut contraindre qui ne se contraint pas lui-même ».
Dans sa troisième partie, Nadia Tazi applique sa grille de recherche et de lecture à l’exemple ottoman qui, du XIVe au XVIIe siècle, va de la conquête au despotisme et constitue une « illustration paradigmatique du viril ». Ce chapitre scrute l’ordre despotique des Turco-Mongols à travers, entre autres, ce qui devient le pouvoir des esclaves, du sérail, et des femmes, ou inversion dialectique du pouvoir. En somme, il passe derrière le voile et cet assujettissement à la vie domestique vide le politique et de sa substance et de sa dignité.
Les chapitres 4 et 5 nous plongent dans le XXe siècle et notre début de XXIe siècle, qui vont « de l’homme de la rue aux islamistes », c’est-à-dire de cet homme sans ethos dont la virilité est ordinaire, le territoire la rue arabe (quid alors du monde musulman multiethnique ?), que gère le néodespotisme contemporain : « La souveraineté s’est consolidée en prélevant de la modernité l’expertise gestionnaire, des techniques de répression et de contrôle politique. » Avec les indépendances en effet, n’a pas été rompue « la continuité entre le gouvernement de soi, de la famille et de l’État ». Nadia Tazi souligne toutefois que le viril ne suffit pas à produire l’islamisme et le fascisme. Mais « il les fonde, les prescrit et relie les systèmes autoritaires », le sujet viril se projetant dans le culte du chef.
Dans le dernier chapitre, deux types d’extrémisme sont visés, d’une part le « fascisme de Saddam Hussein », d’autre part l’islamisme de la Révolution iranienne, des Talibans afghans et du wahhabisme saoudien. L’auteure conclut avec la radicalisation islamiste, celle de l’homme qui, « jamais assez pur ni assez viril », vit dans la « réaction postmoderne globalisée, dont le territoire est le monde ».
Parcourant à grandes enjambées tous ces mondes et ces temps, d’un type viril à l’autre, Nadia Tazi noue les thèmes du corps et du voile, de la guerre et de l’honneur, de la domesticité, du masculin, toujours exténué. Et elle les dénoue en en montrant l’ambiguïté, dynamique jusqu’à la confusion des genres – « temporalité volée, durée violentée, mémoire saccagée ».
L’auteure ne manque pas au passage de renvoyer au poids des deux guerres mondiales, du colonialisme, du choix des indépendances pour un pouvoir nationaliste vertical virilissime, enfin du poids du post-colonialisme et de la globalisation financière qui a avalé le monde – « l’archaï-cité s’est étendue au monde entier ». Mais elle renvoie l’approfondissement de la dialectique entre intrinsèque et extrinsèque à la lecture des chercheurs qui s’y sont consacrés et qu’elle cite volontiers.
En conclusion, Nadia Tazi tente de proposer une réponse à la question de savoir « comment revivifier le centre sans l’engluer dans la passivité communautaire et sans forcément l’entourer des nuées de la mystique ». Comment disjoindre islam et islamisme, viril et masculin, comment construire un barrage contre les continuités perverses, les infiltrations insidieuses, comment faire éclater les non-dits et les faux-fuyants, du voile en particulier. La question n’est pas simple, sinon cela se saurait. Nadia Tazi invite à viser au cœur l’infantilisme viriliste et le système domination/protection, avec pour armes la pensée et des concepts nouveaux, pour but l’accueil du féminin, ainsi libéré, comme les autres genres, de l’enfermement au nom de la sécurité. Le féminin comme initiateur de ce que le viril interdit, à savoir l’égaliberté, concept forgé par Étienne Balibar et que l’auteure reprend à son compte. Le féminin comme levier de l’universel et du démocratique. Selon l’auteure, ce travail « d’émancipation psychopolitique » et de « refondation anthropologique de la cité » est celui de la jeune génération.
Livre touffu, érudit et intense, empreint des œuvres de penseurs arabes, persans, français, anglais, américains et autres encore, des temps pré-islamiques à nos jours. En dépit, et peut-être aussi à cause d’une mono-causalité raffinée ouvrant nombre de pistes, psychanalytiques particulièrement, ce livre, rodé par plusieurs années de conférences au Collège de France, donne à méditer.
On regrette d’autant plus qu’il ne soit pas toujours aisément accessible au lecteur ou à la lectrice peu au fait de l’histoire et de ces mondes musulmans et de l’islam, soit des siècles, des peuples, des cultures et des continents bousculés et enjambés. Mais on encouragera vivement à sa lecture qui veut penser notre confrontation avec la mise à mort d’un Dieu qui ravage et qui tue.