Le cheminement de Freud et la démarche de la Gradiva

Dans le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, il y a une superbe et étonnante exposition sur Sigmund Freud (1856-1939), écrivain, psychanalyste, théoricien et médecin. De nombreux critiques d’art et un public nombreux ont pu observer de très près deux cents pièces : peintures, dessins, gravures, ouvrages, instruments scientifiques.


Exposition Sigmund Freud. Du regard à l’écoute. Musée d’art et d’histoire du Judaïsme. 10 octobre 2018-10 février 2019

Jean Clair (dir.), Sigmund Freud. Du regard à l’écoute. Gallimard, 336 p., 19 €


Aujourd’hui, après cette exposition, tu étudieras longuement un remarquable livre-catalogue, des analyses rigoureuses, une iconographie riche, en grande partie originale. Le livre est organisé par le grand historien de l’art Jean Clair, conservateur général des musées de France, ancien directeur du musée Picasso, qui a été l’auteur d’expositions qui lient les arts et les sciences : entre autres, La mélancolie ; Vienne : l’apocalypse joyeuse (1880-1938) ; Crime et châtiment. Deux conseillers scientifiques l’accompagnent : Laura Bossi, neurologue et historienne des sciences, et Philippe Comar, plasticien, scénographe, écrivain, professeur aux Beaux-arts de Paris. Ici, des historiens des sciences, de l’art et des religions suggèrent le cheminement complexe de Sigmund Freud.

Le 6 mai 1856, c’est la naissance de Sigismund Schlomo Freud en Moravie, dans l’actuelle République tchèque. En 1850, la famille de son père, Jakob Freud, négociant en laines, s’installe à Vienne. En 1873, Sigmund commence ses études de médecine ; en 1876-1882, il est assistant à l’Institut de physiologie de Vienne ; il se forme comme neurologue et neuro-anatomiste dans les « sciences dures » ; en 1877-1883, il publie la découverte des testicules de l’anguille, les cellules nerveuses d’un poisson primitif (Petromyson marinus) et des écrevisses ; en 1888, il publie sur la pharmacologie de la cocaïne. Médecin en 1881, il est chef de service dans une clinique des enfants malades.

En 1885, il vient à Paris et séjourne dans le service de Jean-Martin Charcot à la Salpêtrière. Il y découvre l’hypnose, qu’il abandonnera rapidement. Dans les leçons publiques de Charcot, les scientifiques, les écrivains artistes sont fascinés par la théâtralité des patientes hystériques, par une maladie protéiforme qui « semblerait ignorer l’anatomie ». L’enseignement de Charcot est illustré par le tableau d’André Brouillet, Une leçon clinique à la Salpêtrière (1887) et, plus tard, Freud placera une reproduction gravée de ce tableau dans son cabinet viennois. Dans une lettre de février 1886 adressée à Martha, sa future épouse, il considère que Charcot « vit dans un musée », dans une bibliothèque remplie de petites sculptures antiques. Et, dix ans plus tard, il achètera des « antiques » égyptiens, grecs, italiens ; à sa mort, sa collection comportait plus de 3 000 œuvres ; dans son cabinet, le patient se trouvait scruté par les regards de ces figurines. Selon Freud, l’interprétation des rêves serait analogue à la lecture des antiques et des hiéroglyphes d’Égypte. À Paris, il a été un spectateur d’Œdipe roi ; il se laisse galvaniser par Sarah Bernhardt dans le rôle de Théodora ; il écoute les chansons de la diseuse Yvette Guilbert.

Exposition Sigmund Freud. Du regard à l’écoute.

Ganglions spinaux et moelle épinière de la lamproie marine, croquis de Sigmund Freud (1878) © Londres, Freud Museum

Dans les années 1890, Freud invente une discipline inédite, baptisée par lui-même « psychanalyse », un néologisme. Il se lance alors, après la mort de son père, dans son auto-analyse. Puis il est le premier psychanalyste, d’abord à Vienne.

Ainsi, la guérison survient lorsque le patient est actif et que dans la séance la parole lui appartient. Selon Freud, la règle fondamentale serait « l’association libre ». Le patient est allongé sur un divan, ce qui favorise l’émergence de l’imaginaire et du transfert. Freud écrit : « L’interprétation du rêve est la voie royale (via regia) qui mène de la connaissance de l’inconscient dans la vie de l’âme. » Les rêves sont la représentation d’un désir refoulé dans l’inconscient et qui apparaît déformé ou travesti.

Freud choisit surtout le courage : « Je ne suis ni un véritable homme de science, ni un penseur ; je ne suis qu’un conquistador, un explorateur avec toute la curiosité, l’audace et la ténacité qui caractérisent ce genre d’homme. »

Et, en 1917, il évoque « trois blessures d’amour-propre » imposées à l’humanité, trois révolutions mentales : celles de Copernic, de Darwin, de Freud. Selon Copernic, pas plus que la terre, l’homme n’est le centre de l’univers ; l’homme passe du géocentrisme à l’héliocentrisme ; Darwin a mis fin à l’illusion biologique si l’homme retire sa position privilégiée dans la chaîne des êtres vivants. Et Freud considère que le Moi ne serait pas « maître dans sa propre maison », dans sa propre psyché ; la désillusion cruelle entame le narcissisme en son cœur.

En 1914, dans la revue Imago, Freud publie anonymement Moïse de Michel-Ange à Rome, à l’église Saint-Pierre-aux-Liens, sur le tombeau de Jules II. Face à l’œuvre Freud éprouve un affect violent, un désir mêlé d’angoisse : « La statue en marbre est l’une de ces œuvres d’art énigmatiques et grandioses. […] Jamais aucune sculpture ne m’a fait impression plus puissante. […] Toujours j’ai essayé de tenir sous le regard courroucé et méprisant du héros. Mais je me suis alors prudemment glissé hors de la pénombre de la nef comme si j’appartenais moi-même à la racaille incapable de fidélité à ses convictions ». Devant le tableau, Freud s’attache aux détails et surtout à ceux que les critiques d’art auraient davantage méconnus ; Freud étudie la position renversée des Tables de la Loi et la barbe déplacée par la main droite. L’œuvre sculptée contiendrait certaines traces d’actes passés et de gestes oubliés : « La position de la statue représentée ne peut s’expliquer que par le rappel d’un moment précédent, non représenté. » Freud demande à un dessinateur trois tracés : « Le troisième rend la statue telle que nous la voyons ; les deux autres représentent deux états préparatoires ; le premier est calme, au repos ; le deuxième est la colère, la violente tension : les apprêts de l’élan et la chute menaçante des Tables de la Loi. » Mais, presque surhumain, Moïse garde son calme pour protéger à la fin le Décalogue.

Exposition Sigmund Freud. Du regard à l’écoute.

Charles Matton, Le Cabinet de Sigmund Freud (2002) © Estate Charles Matton

Et Freud publie son dernier ouvrage, Moïse et le monothéisme, en 1939, l’année de sa mort. Il semble s’éloigner des recherches purement psychanalytiques ; il revient sur ses origines en questionnant les fondements de la religion juive. Auparavant, en 1930, dans sa préface à l’édition hébraïque de Totem et Tabou, il avait écrit : « Qu’est-ce qui est encore juif chez toi, alors que tu as renoncé à tout ce patrimoine ? – Encore beaucoup de choses, et probablement l’essentiel. » Freud affirmait être totalement détaché de la religion de ses pères. Mais il n’a jamais renié son appartenance ; il s’interroge sur sa filiation au judaïsme. Il s’est dit souvent un « incroyant » ; selon lui, la psychanalyse serait une discipline détachée de tout particularisme religieux ou culturel. Pourtant, la recherche interprétative de la psychanalyse serait peut-être proche du Talmud, des commentaires, des interrogations… En particulier, pour son 35e anniversaire, Sigmund Freud reçoit la Bible juive de Ludwig Philippson (1811-1889) de son père Jakob. C’était la Bible familiale et familière de son enfance, et il se souvient des illustrations, en particulier des personnages à tête d’épervier. Jakob écrit une dédicace énigmatique : « Ceci est le Livre des livres. […] Tu as eu une vision du Tout-Puissant, tu as entendu et tu t’es efforcé de faire ». Sur chaque page de cette Bible, se trouvent une colonne hébraïque, une colonne allemande en caractères gothiques et, en dessous, les illustrations et les commentaires… En 1929, Freud précise : « Mon héritage en tant que Juif m’a aidé à supporter les critiques, l’isolement, le travail solitaire. […] Ces difficultés, en fait, m’ont aidé à la découverte de l’analyse. Mais que la psychanalyse, en elle-même, soit un produit juif me paraît une absurdité. En tant qu’œuvre de science, elle n’est ni juive, ni catholique, ni païenne ».

Dans le cabinet de Freud, les patients voyaient un moulage du bas-relief. C’est la démarche inimitable de la jeune femme, la Gradiva. Elle avance, comme le dieu Mars gradivus allant au combat ; mais ici la Gradiva marche au combat de l’amour. Et Gradiva rediviva est celle qui revit et va donner la vie à l’amant qui l’aime. Sigmund Freud avance près du divan. Freud serait gradivus.

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