Comme certains habitants de notre planète, Daniel, le narrateur d’Une chose sérieuse de Gaëlle Obiégly, a rejoint une communauté survivaliste qui se prépare à la fin du monde. Dans un fastueux domaine, on attend donc la catastrophe de nature indéterminée qui autorise tous les entraînements, y compris les plus sadiques. Témoin du futur, Daniel écrit le journal de cette expérience qui réfléchit les manières de parer aux angoisses climatiques et technologiques, mais s’interroge aussi sur la mémoire et la transmission dans une vie assujettie à la machine et dépourvue d’horizon, « vu que, bientôt, il n’y aura plus rien ».
Gaëlle Obiégly, Une chose sérieuse. Verticales, 192 p., 17 €
Une chose sérieuse est loin d’être le seul roman récent à prendre pour matière l’un des puissants stéréotypes de notre époque qu’on pourrait dire de « Grande Peur » : à mesure que l’activité humaine détruit l’environnement, la fin du monde approcherait, et avec elle la disparition des êtres vivants tels que nous les connaissons, de nos formes de vie les plus ordinaires. L’intérêt pour le roman consiste à prélever des ressources imaginaires dans les attitudes sociales telles que le survivalisme ou dans les avatars successifs de l’apocalypse, qu’ils s’appellent attentats, cyclones ou récessions (on peut penser à My Absolute Darling de Gabriel Tallent ou à Arcadie d’Emmanuelle Bayamack-Tam). Dans cet environnement général, la singularité du roman de Gaëlle Obiégly réside dans son personnage-voix, qui écrit : « La voix qui depuis toujours, non peut-être pas depuis toujours, les livres, disais-je, qui m’ont estomaqué, ce sont ceux qui ne ressemblent à rien. »
Car si Daniel, hypermnésique bourré de tics, « paria, sans diplôme, sans carrière, noctambule, bon à rien, et porté sur la bouteille en plus de ça », fait partie des « adeptes de la loose », « branleurs, asociaux, sauvageons », « travailleurs précaires », « artistes cradingues », « cloches » et « déviants » recrutés par l’héritière Chambray, sa position est différente depuis qu’il a été choisi par un « jury » pour rédiger la biographie de Chambray, activité à laquelle il est astreint du lundi au samedi. Pour « raconter une vie qui n’est pas la mienne comme si je l’avais en moi, cette vie », une puce électronique a été implantée dans son corps, activée ou désactivée pour lui donner des instructions et organiser son récit.
Ces locataires plus ou moins contraints, en tout cas dominés et soumis au bon-vouloir y compris sexuel d’une gourou, forment un « groupe », une « équipe », une « entreprise » constituée de « commandos » – cet ermitage ressemblant fortement à un camp de travail forcé. De fait, Une chose sérieuse ne semble envisager de communauté que détruite, soumise à la domestication des corps et au contrôle de la pensée par un système idéologique tout-puissant et des technologies auxquelles les humains sont désormais dévoués pour faire advenir « l’homme augmenté », en germe avec l’implant. « Mais la catastrophe, elle n’est pas devant nous, tu sais. On y est. Et c’est nous autres, la catastrophe. Ce qu’on est devenus, ce qu’on a laissé faire, par peur du lendemain et par vanité, pour être les derniers, les plus forts, les survivants. » Au nom de la catastrophe à venir, l’humain devient mécanique, absolument cohérent, intercheangeable. Ou plutôt certains d’entre les humains deviennent serviteurs de la machine, programmés pour la nourrir ou l’entretenir – les plus vulnérables, telle la jeune Jenny, personnage mutique pour lequel le roman s’interrompt en une étonnante note de bas de page.
Cette fable aux accents gothiques pourrait passer pour une anticipation – « ça fait science fiction », reconnaît d’ailleurs Daniel. La vie de cet homme semble plutôt se dérouler dans ce qu’on appellerait un présent augmenté, toute la force de ce roman étant de déployer les mondes possibles contenus dans l’époque dont il est issu. Les expérimentations de Chambray paraîtraient délirantes si elles n’étaient pas tout à fait vraisemblables ou possibles. « Cette catastrophe qu’elle nous annonce est déjà là. ça a commencé de façon imperceptible. Quoi donc ? Ben, le nouvel humain. Et ça a même déjà commencé depuis pas mal d’années. » L’attente de la destruction totale, et sa mise en œuvre progressive par les moyens mêmes qui doivent nous en prémunir, ont fait leur lit sur les échecs du XXe siècle : Daniel, qui a « renoncé à toute vie meilleure à cause des démarches que ça suppose » et voulait que « tout change pour tout le monde », dit que « puisque la révolution, ça ne marche plus, on a renoncé, la perspective à présent c’est la catastrophe ». Entre la béance laissée par les expériences du passé et les projections vides du futur, le temps où s’inscrit Une chose sérieuse, comme celui où se trouvaient les personnages de Kafka ou de Beckett, se montre sans consistance, si ce n’est lorsqu’il est rempli par une voix « qui ne ressemble à rien ».
Gaëlle Obiégly n’arrête pourtant pas son roman à la projection d’un futur angoissant, ni même à la description des pratiques survivalistes. Il émane d’Une chose sérieuse une inquiétude plus profonde, relative à la démarche d’écriture. Car voilà un ghost writer peu commun, qui écrit en cachette, clandestinement – comme le faisait, enfermée dans les toilettes de son entreprise, la narratrice du précédent roman de Gaëlle Obiégly, N’être personne (Verticales, 2017), et comme le pratique souvent l’auteure elle même. Daniel se dit « écrivain pour déconner », et cependant, à côté de son boulot d’écriture, il a une autre « chose sérieuse » à écrire.
Le vrai « projet » dont il parle sans cesse, ne serait-ce pas celui-ci ? Non sans liens avec Winston, le personnage du 1984 d’Orwell, Daniel est un témoin qui atteste de l’incroyable. Qui prend des risques, en envoyant, bouteille jetée dans le temps, ce journal de bord rédigé sous la menace, carnet de notes crépusculaires, succession de paragraphes, lambeaux narratifs parfois impersonnels qui prennent valeur de samizdat. Cette voix lucide, mais fantasque, potache, gouailleuse, devient rapidement familière et touchante, notamment parce que Daniel, trop mutilé pour être héros de la résistance ou de la révolte, parle depuis l’aliénation, poings et mains liées par une idéologie qui, prétendument pour la vie, est bien pourvoyeuse de mort. Moins qu’un espoir, il conserve une éthique, qu’il diffuse dans son texte adressé au « lecteur d’aujourd’hui » – ce qui, dans les textes, est déjà demain.
Un tel personnage est de ceux dont la voix persiste quand tout s’éteint, parce que ce qu’il dit doit persister, parce qu’on veut que cela persiste. Tout en conservant sa lucidité sur la catastrophe « déjà là », il nous dit ceci : que même si la conviction de l’apocalypse rend inadéquates les formes présentes de nos vies, il peut toujours subsister en elles quelque chose à relever ; c’est ce que les discours de l’apocalypse effacent d’autorité ; c’est ce que Daniel sauve, sans se sauver. La lecture, l’écriture, le roman, le témoignage font partie, sans nul doute, des choses vouées à la disparition. On peut aussi la retarder.