Ezra Pound (1885-1972), poète américain, fut fasciste et antisémite. Ses choix idéologiques et le rôle joué par eux dans son œuvre poétique ont suscité bien des conjectures. Après son arrestation en 1945 en Italie, son transfert aux États-Unis où il devait être jugé pour haute trahison, mais où il fut déclaré irresponsable pénalement et enfermé dans l’asile d’aliénés de St Elizabeths, les études sur ces sujets se sont multipliées.
Pierre Rival, Ezra Pound en enfer. L’Herne, 253 p., 15 €
Le livre de Pierre Rival, Ezra Pound en enfer, reprend donc des questions déjà débattues mais les traite, l’auteur le signale en préface, sur le mode de la « biographie romancée » (il s’agit d’ailleurs non d’une vision de toute l’existence du poète mais essentiellement des années d’engagement actif du poète allant de 1941 à 1945). Ce biais revendiqué permet de n’avoir ni à se mesurer aux analyses sur le Pound fasciste et antisémite déjà existantes [1], ni à se munir de solides outils d’analyse historiques et littéraires, ni à se donner l’obligation d’apporter à la réflexion en cours quoi que ce soit d’original. L’autre objectif avoué d’Ezra Pound en enfer, également présenté dans la préface, est d’être « une tentative de retourner contre Ezra Pound les procédés du poème épique », proposition qui semble marquer l’intention d’emprunter certaines caractéristiques de forme et de ton aux Cantos (non au poème épique en général), et qui a cependant assez peu d’incidence sur le livre, généralement écrit dans un style journalistique soit cliché soit pompier. Que Rival ne soit pas un formidable styliste aurait moins d’importance si la forme de son livre, comportant à l’occasion le récit des ruminations de Pound, ne transformait alors ce dernier en ronflant imbécile de la pensée et du sentiment.
Bref, ce livre n’est pas l’ouvrage dont on aimerait disposer en français pour s’interroger sur cet étrange et tragique chapitre d’une existence et, au-delà, sur le rapport entre une œuvre et une pensée. Un « essai » (c’est d’ailleurs le terme qu’emploie l’éditeur dans sa note introductive) sur ces quelques années dramatiques aurait exigé un point de vue plus réfléchi sur les immenses sources primaires et secondaires, tandis qu’un exercice d’imagination biographique, en plus de la connaissance et de la maîtrise de ces dernières, aurait nécessité un talent d’imagination et d’écriture proprement inouï. Bref, Rival s’est aventuré là où, comme on dit en anglais, « les anges hésitent à poser le pied », mais où pourtant déjà quelques historiens et littéraires avaient déjà tracé un bon chemin. Peut-être n’aurait-il rien fallu dire d’Ezra Pound en enfer si le quotidien Le Monde n’avait trouvé bon de le recommander dans sa page littéraire, si ses discours d’accompagnement (une note de l’éditeur et un avant-propos d’Onfray) ne soulignaient son (supposé) caractère exceptionnel, et surtout si Pound, poète essentiel, ne méritait, surtout lorsqu’on parle de lui à un public modérément informé à son sujet, un meilleur traitement.
L’éditeur L’Herne, dans sa note, choisit pour sa part le sensationnel : il prétend qu’autour de Pound il y aurait une « conspiration du silence », que rien sur lui n’aurait été publié en français depuis le Cahier de l’Herne de 1965 (ce qui est évidemment inexact [2]), et se félicite également de la publication en fin de volume de « retranscriptions inédites des émissions de radio » que fit Pound à Rome en 1942 et 1943. Les deux discours que traduit Rival dans le livre ne sont bien sûr pas inédits en anglais, ce sont les plus connus car s’y déchaînent la rage anti-alliée et antisémite la plus vitupérative du poète. La note de Rival précédant ces deux textes souhaite d’ailleurs les mettre en perspective : ce sont deux discours (odieux) sur les 120 radiodiffusés par Pound qui ont été retranscrits ; ils ne constituent que quelques-unes des quelque 400 pages des Ezra Pound Speaking : Radio Speeches of World War II publiés en 1978 et aujourd’hui consultables sur le net. C’est vrai, mais cela sert-il à donner au public français « suffisamment habitué au débat d’idées (propos toujours de l’éditeur) [de quoi] se faire librement sa propre opinion » ? Et d’abord son opinion sur quoi ? Les idées de Pound telles qu’elles apparaissent dans ses émissions, pamphlets et articles (pour le Parti fasciste anglais, pour le régime de Mussolini…) sont aujourd’hui bien établies et son (ou ses) « type(s) » de fascisme aussi ; nous les présenter dans leur genèse et leur contenu aurait été plus utile que de construire une petite annexe horrifique.
De même, mettre en annexe le Canto XLV sur l’usure (dont on peut entendre la récitation par Pound sur YouTube) procède du même esprit facile ou racoleur. Le lecteur est-il censé, grâce à cette traduction, se faire une « opinion » sur l’idéologie des Cantos (le poème que Pound écrivit toute sa vie et commença en 1915) ? Il aurait été plus stimulant pour des lecteurs français peu familiers de l’œuvre que les bonnes questions soient soulevées : dans quelle mesure les Cantos expriment-ils une idéologie cohérente et prépondérante ? Celle-ci est-elle la même idéologie fasciste qu’on trouve dans les écrits politiques ? De quelle manière se traduit-elle poétiquement et unifie-t-elle les Cantos ? Ces interrogations n’apparaissent pas et, en guise d’hypothèse littéraire, Rival se satisfait de dire (pour citer le résumé qu’en fait la quatrième de couverture) que les attitudes « de rupture dans la littérature et les arts, lorsqu’elles sont déplacées dans le champ du politique, conduisent presque exclusivement au choix du totalitarisme ».
Ajoutons, toujours à propos de la note de l’éditeur, qu’elle aime se donner des frissons. Elle prévient avec sérieux que le contenu des propos de Pound « n’entraîne […] l’adhésion ni de l’éditeur ni de l’auteur ». D’accord, c’est noté : ni L’Herne ni M. Rival ne pensent que « le gros JUIF a pourri TOUTES les nations dans lesquelles il s’est infiltré » ni que l’Angleterre « a invité le Moscovite à brûler et détruire toute l’Europe de l’Est […] pour l’amour des mines de nickel des Juifs puants », etc.
Dans un avant-propos qui suit la note de l’éditeur, Michel Onfray met lui en avant l’audace dont il fait preuve en préfaçant un livre auquel « la police de la pensée » risque d’objecter, et dit son admiration pour Pound et ces poètes qu’on voudrait « suspendre dans une cage […] et exposer à la vindicte publique – ce qui fut le cas, on le sait, avec Ezra Pound ». Sauf que Pound ne fut jamais suspendu dans une cage en public, mais, à la Libération, remis aux autorités américaines par des partisans et enfermé trois semaines au Camp disciplinaire militaire de Pise dans une cellule en plein air, très semblable à celles qui furent utilisées à Guantánamo, ce qui ne change rien à l’horreur de sa situation mais en dit long sur l’indifférence du texte pour l’exactitude, et sans doute sur l’absence générale de précaution avec lequel cet Ezra Pound en enfer a été conçu.
La vision d’Ezra Pound présentée par ce livre est de peu d’intérêt. Le poète, le fasciste, l’homme de rage, de délire et de génie, que ce soit pendant les années en Italie ou, entre-temps, les treize années d’internement aux États-Unis, décennies vécues, ici comme là, au milieu d’une cour de jeunes et moins jeunes visiteurs-poètes, apparaît sans substance dans les pages de Rival, faisant de Pound le terne objet d’une évocation dépourvue de l’inspiration que Clio et Calliope auraient pu dispenser.
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Celui-ci est, on l’a dit, très étudié, mais dans les sources qu’il cite à la fin de son livre Rival ne mentionne aucun des ouvrages considérés comme essentiels pour son sujet, parmi lesquels Ezra Pound’s Fascist Propaganda : 1935-1945 de M. Feldman, Ezra Pound : the Last Rower : A Political Profile de C. D. Heyman, ou, dernier en date puisque publié en 2017, The Bughouse : The Poetry, Politics and Madness of Ezra Pound, de D. Swift. Sur les rapports des Cantos au fascisme, des articles existent, comme celui de J. Lauder : « Pound’s Epic : A Fascist Epic ».
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Deux biographies de Pound, par exemple, l’une de J. Tytell l’autre de H. Carpenter, ont été traduites en français. Un livre en français sur les Cantos de J. Pollock a aussi paru.