Le beau visage de Vladimir Jankélévitch, photographié par Sophie Bassouls en 1980, soit cinq ans avant sa mort, accueille de son large sourire le visiteur de l’exposition consacrée au philosophe à la BnF.
Vladimir Jankélévitch, figures du philosophe. BnF (site François Mitterrand). Du 15 janvier au 3 mars 2019
Qu’aurait-il pensé de cette rétrospective, lui qui n’envisageait une œuvre qu’en devenir et disait, au début de son entretien avec Béatrice Berlowitz, que « le plus souvent l’intérêt que l’on porte à l’autre, notamment quand cet autre écrit, n’est pas l’expression de la sympathie, mais plutôt le fruit de la curiosité [1] » ? Certes, la mort a définitivement fixé une œuvre, mais comme toutes les œuvres majeures, celle-ci porte en elle un inépuisable ferment de découverte et d’approfondissement. Et c’est justement la vertu de cette exposition, conçue par Guillaume Fau, conservateur en chef du département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale, que d’éviter les ornières de la curiosité, pour nous présenter le philosophe dans toute l’ampleur de son existence terrestre : à la fois professeur, écrivain, musicien, résistant et grand défenseur des causes les plus urgentes de son temps. Une pensée, donc, et des engagements dont on réalise, au fil du parcours, l’étonnante actualité.
Jankélévitch disait travailler pour le XXIe siècle : étrange prémonition, aujourd’hui où les monstres qu’il dénonça toute sa vie, avec la rigueur du moraliste et la finesse du métaphysicien, ressurgissent de toute part. Mais il est vrai qu’il sauta à pieds joints au-dessus des courants en vogue de son temps.
Il était né en France, à Bourges, plus précisément, de parents juifs russes émigrés. Son père, Samuel, était médecin et traducteur : c’est lui qui introduisit Freud en France, lui aussi qui traduisit Hegel, Schelling, Otto Rank, Benedetto Croce. De ce père, avec qui Jankélévitch entretient des liens intellectuels et affectifs très forts, il tient son attrait pour la philosophie, et en particulier pour Schelling auquel il consacrera sa thèse sous l’intitulé « L’odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling ». C’est à son père aussi qu’il doit d’avoir écrit La mort : « Tout ce qu’il y a dans mon livre vient certainement de lui […] Il y a d’ailleurs des notes, des notations très précises qu’il avait relevées chez Tolstoï, qui l’avaient frappé en tant que médecin » Et d’ajouter : « Mon père n’est pas dans le cimetière où il est enterré. Il est plutôt à sa table de travail et dans le livre qu’il m’a laissé, et dans la pensée qu’il m’a léguée ».
À l’École normale supérieure, il a pour maîtres Émile Bréhier, qui dirige son mémoire sur Plotin, et Léon Brunschvicg, dont il recueille soigneusement les cours d’une écriture dense. Ce professeur l’encourage à rédiger une thèse complémentaire, « Valeur et signification de la mauvaise conscience » dont il évoque le projet à son ami Louis Beauduc en décembre 1929 : « Je crois que l’essence même de la moralité réside dans l’impossibilité foncière du rachat. Seule cette conception est vraiment respectueuse de la dignité spirituelle et de la liberté de la personne. Seule aussi elle fonde l’idée d’une transfiguration radicale, d’une purification intime de la conscience. » En 1923, il rencontre Bergson, avec qui il correspond. Dès lors, et jusqu’à la fin de sa vie, Jankélévitch s’attachera à approfondir la pensée de Bergson et à la défendre contre ses détracteurs. Dans une émission de Christine Goémé, dont on peut écouter un fragment dans l’exposition, Jankélévitch évoque Bergson comme penseur d’avant-garde chez lequel tout sentiment tragique de la vie est absent, à une époque où pourtant « la tragédie est très appréciée ». Ailleurs, il le décrit comme le « représentant du réalisme le plus révolutionnaire ».
Jankélévitch est reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1926. Il part pour Prague, où il enseigne à l’Institut français pendant cinq ans. De retour en France en 1932, il est nommé professeur au lycée de Caen puis au lycée du Parc à Lyon, avant d’être nommé à l’université de Toulouse en 1936, puis à Lille en 1938. Lorsque la guerre éclate, il est de retour à Toulouse. Sa vie d’enseignant prend un tour dramatique lorsqu’il est révoqué puis destitué de la fonction publique en vertu du « statut des juifs ». Il continue d’enseigner sous un faux nom – André Charles Dumez, professeur de piano – et sous la protection du recteur de l’Institut catholique de Toulouse, Mgr Bruno de Solages. Sa sœur Ida et son mari, le poète Jean Cassou, sont réfugiés à Toulouse. C’est à leurs côtés et avec Jean-Pierre Vernant que Jankélévitch entre dans la Résistance, distribuant des tracts, cachant des armes. Sa pensée sera marquée à tout jamais par cette période et il ne cessera, dans ses cours et ses écrits, de revenir sur l’antisémitisme et plus largement sur l’imprescriptible et sur le problème du pardon. En 1943, il publie « Psycho-analyse de l’antisémitisme » sous un faux nom dans une revue clandestine intitulée Le Mensonge raciste. Le rare exemplaire connu de ce texte est ici présenté. Il voisine avec l’un de ses premiers écrits sur la musique : Le nocturne, publié à Lyon en 1942. Ses lettres à son ami Louis Beauduc témoignent à cette époque d’un profond désarroi.
Dans un texte publié dans Le Monde en 1965, Jankélévitch prend fermement position en faveur de l’imprescriptibilité des crimes nazis, remise en cause à cette époque par Maître Maurice Garçon. Le philosophe reçoit de très nombreuses lettres, dont l’une provient de Dietrich Heimann, un Allemand vivant à Paris : longue lettre dans laquelle son auteur prend la défense du peuple allemand, trompé par ses dirigeants, en demandant à Jankélévitch de revenir sur sa décision – document troublant par sa sincérité et sa naïveté. Jankélévitch ne reviendra jamais sur son refus désormais absolu de tout ce qui touche de près ou de loin à l’Allemagne, qu’il s’agisse de philosophie ou de musique, dont il a pourtant une connaissance intime ; il n’évoquera plus jamais en cours ou dans ses écrits le moindre aspect de la culture allemande. Dans son entretien avec Béatrice Berlowitz, il dira que « le refus est un geste gordien » et il ajoute : « Il y a des choses qu’on ne doit jamais accepter, en aucun cas, sous aucune forme. » L’esprit de résistance ne le quittera plus, prenant au fil des ans des formes diverses. Ainsi découvre-t-on sur un panneau la liste de ses cartes d’adhésion à différents mouvements : Comité français pour la défense des immigrés (1956), Comité national pour la défense des victimes du franquisme (1959), Comité de solidarité à la révolution kurde (1966), Secours populaire français (1970), LICRA (1983). Et l’on se souvient de lui au piano dans la cour de la Sorbonne en mai 1968…
En 1951, Jankélévitch succède à René Le Senne à la chaire de philosophie morale à la Sorbonne. Il occupera ce poste jusqu’à sa retraite, en 1979. Ceux qui ont eu la chance de suivre son enseignement se souviennent, non sans émotion, de ce professeur à la mèche indocile, reprenant à peine son souffle durant l’heure de son cours. Alliant la plus fine culture philosophique à une grande culture musicale et cinématographique (Brève rencontre de David Lean ou les films de Chaplin venaient souvent ponctuer son discours philosophique), il tenait son auditoire sous le charme en l’amenant vers les profondeurs de la conscience morale, jusqu’à cette « fine pointe de l’âme » qu’il recherchait passionnément. À Bergson, sa grande référence, il donnait pour compagnons les hésychastes, Plotin, Baltasar Gracián, Fénelon, Kierkegaard : une grande traversée de la culture européenne, en somme, où l’on découvrait les parentés étroites de la philosophie avec la poésie et la musique, où l’humour devenait un thème de prédilection et la vertu, à laquelle il consacra un énorme traité, un horizon inatteignable.
Il y avait de la virtuosité, ne serait-ce que par son élocution au rythme endiablé, à la voix quelque peu cassée, mais aussi de la gravité et de la rigueur, et sans doute au fond une profonde nostalgie (thème qui lui était cher) induite par l’extrême raffinement d’un esprit confronté très jeune à la pire des barbaries. Le témoignage d’un auditeur, et non des moindres, en dit long à ce sujet : « Tous les étudiants m’ont dit combien ils avaient aimé votre conférence – aimé et admiré. L’ovation qu’ils vous avaient faite n’était pas l’effet d’un enthousiasme passager ; ceux que j’ai rencontrés m’ont dit qu’ils avaient été extraordinairement impressionnés par votre pensée, la forme et le fond de vos analyses, et la rigueur de la réflexion […] Et je crois qu’aucun des professeurs qui étaient là (moi-même compris, bien sûr) n’est prêt à oublier un pareil exemple », lui écrit Michel Foucault en 1960 à la suite d’une conférence donnée à Clermont-Ferrand.
La pensée, la philosophie sont les plus sûrs remparts contre la barbarie. Aussi, lorsqu’en 1975 la réforme Haby prévoit de rendre la philosophie optionnelle en terminale et donc de la rendre caduque à court terme, Jankélévitch monte au front avec Michel Serres et Michel Foucault. Devant le tollé général, le projet concernant la philosophie est abandonné. Cette mobilisation des professeurs aura l’effet bénéfique de déclencher des États généraux de la philosophie en 1979 auxquels participeront François Châtelet, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Jean-Toussaint Desanti, Élisabeth de Fontenay, Jean-Luc Nancy, Paul Ricœur, Philippe Lacoue-Labarthe. Jacques Derrida lui écrit alors pour lui demander une intervention : « Tous les participants à la réunion d’hier pensent que si vous acceptiez d’écrire pour Le Monde un texte qui serait le vôtre et où vous signaleriez le projet des États généraux, leur principe ou leur idée régulatrice, ce serait un geste d’une puissante efficacité. »
« C’est par le piano que je tiens à la musique, j’aime la musique que je peux tenir sous les doigts ». Large part est faite à la musique au cours de l’exposition, rappelant quelle place elle tint dans la vie de Jankélévitch : philosophie et musique indissociables, comme deux versants d’une même montagne, renvoyant de l’une à l’autre les thèmes chers au philosophe. Il était d’une famille de musiciens. Une tante, professeur de piano au conservatoire de Saint-Pétersbourg, lui fait faire ses débuts au piano en lui tapant sur les doigts et en répétant « Articoule ! Articoule ! ». Sa sœur Ida est Premier Prix de piano du Conservatoire de Paris. Et lui-même, tout en affirmant ne jamais travailler, se réserve deux heures par jour pour déchiffrer et jouer. « Dans une pièce en rotonde ancrée à l’angle du quai aux fleurs, où se situait son appartement, passerelle entre terre et eau, des milliers de partitions entouraient deux pianos à queue qui n’étaient pas des éléments de décoration. Le maître des lieux en usait abondamment tous les jours, seul ou en compagnie d’amis musiciens. »
Il est par ailleurs grand collectionneur de partitions. Sa prédilection va aux musiciens français (Debussy, Fauré, Ravel), aux espagnols (Albéniz, de Falla, Mompou), aux russes (Rimski-Korsakov, Rachmaninov) et au Hongrois Franz Liszt, s’attachant, du bout des doigts, à saisir l’ineffable, ce « je ne sais quoi », ce « presque rien » divinement exprimés, par un rubato, dans une rhapsodie, un nocturne, ces musiques auxquelles il a consacré de très fines études. Une vidéo le montre en train de jouer les Morceaux en forme de poire d’Erik Satie avec Jean-Joël Barbier. Et quatre morceaux interprétés par lui au piano accompagnent le parcours dans l’exposition : une Berceuse d’Anatoli Liadov, la Prière de Paul Le Flem, Le lac de Federico Mompou et les Airs à faire fuir de Satie.
Mais sait-on que Jankélévitch, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, se voit confier la direction des émissions de radio Toulouse-Pyrénées, dont il conçoit les programmes et écrit les textes d’accompagnement ? « Je diffusais beaucoup de musique française et pas de Wagner ! », dit-il dans une émission. Il rédige aussi les notes de programmes des concerts de l’Orchestre du Capitole. Et c’est lui encore qui collabore au Festival Gabriel Fauré de Foix, Fauré dont il chérit la musique, et dont l’andante du Deuxième Quatuor avec piano représente « ce qu’il aime le plus au monde ».
Au centre de la salle, les grandes vitrines présentent de nombreux manuscrits, extraits du fonds Jankélévitch déposé par la famille en 1997. Parmi eux, certaines de ses œuvres majeures – Bergson, Traité des vertus, La mort, Le nocturne, Notes sur Schelling, Notes sur la virtuosité, pages de son cours sur Le temps et la morale –, textes fascinants par la sûreté, la régularité du trait d’où toute hésitation semble absente, et par le remarquable travail de correction qui les entoure. Textes à peu près illisibles, dont la calligraphie extraordinairement ramassée laisse percevoir l’ineffable mystère d’une pensée déployée aux limites de l’impensable.
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Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, Gallimard, 1978, p. 14.
Édith de la Héronnière