Dès 1982, L’ami étranger fit de Christoph Hein l’un des jeunes écrivains les plus prometteurs de la République démocratique allemande. Prise de territoire, traduit en français en 2006, aborda plus tard un chapitre important de l’après-guerre, l’histoire des réfugiés allemands chassés des territoires devenus polonais en vertu des accords de Potsdam. Dans L’ombre d’un père, Christoph Hein renoue avec cette veine historique et offre au lecteur une fresque où se jouent soixante-dix ans d’histoire allemande.
Christoph Hein, L’ombre d’un père. Trad. de l’allemand par Nicole Bary. Métailié, 416 p., 23 €
Le héros, Konstantin Boggosch, né en mai 1945 au « sixième jour de la paix », mène une vie à rebondissements, hantée par le fantôme de ce père coupable qu’il n’a jamais connu et dont il ne porte même pas le nom. D’aventure en mésaventure, le voilà bientôt lancé sur les routes d’Allemagne et de France : certaines de ses rencontres seront bonnes, d’autres moins, et l’on ne peut s’empêcher de songer parfois à Candide, à Wilhelm Meister, au « propre à rien » d‘Eichendorff, à tous ces personnages des romans picaresques ou des romans de formation dont Christoph Hein retrouve naturellement la tradition, oscillant entre gravité et légèreté, avec la pointe d’humour nécessaire.
Les péripéties de cette longue chronique entraînent le tout jeune Konstantin de sa Saxe natale jusqu’à Marseille où, comme le firent tant d’Allemands, il rêve d’entrer dans la Légion étrangère pour rompre avec sa propre histoire et inaugurer ailleurs une nouvelle vie faite d’aventures, d’horizons exotiques et de sensations fortes. Une humiliante déculottée met brutalement fin à son équipée.
Mais le gamin qu’il est encore est secouru par d’anciens résistants français qui, sans se laisser rebuter par sa nationalité allemande, l’accueillent comme un fils et lui procurent du travail : c’est qu’il a reçu de sa mère un goût et un talent pour les langues étrangères qui s’avèrent fort utiles pour assurer sa subsistance. Pourtant, l’idée qu’il puisse bénéficier de telles amitiés alors qu’il est le fils d’un criminel nazi lui devient rapidement intolérable, et il décide de rentrer chez lui en RDA. Mais c’est précisément le jour où la frontière se ferme ! Lui qui a surmonté tant de difficultés pour quitter son pays use à présent de tous les subterfuges pour y revenir sans y être condamné pour en être parti illégalement.
Le revoilà victime de sa propre filiation, poursuivi par l’ombre d’un père qui, bien qu’exécuté par les communistes polonais avant même la naissance de son fils, figure dans son dossier personnel comme une tare qui lui interdit l’accès aux études qu’il aimerait entreprendre et aux métiers qu’il souhaiterait exercer. D’un autre côté, Konstantin ne sombre jamais dans le désespoir, il fait face et s’arrange pour se tirer au mieux de toutes les situations périlleuses, s’appuyant sur l’éducation et l’amour reçus de sa mère en même temps que sur le nom qu’il porte. C’est qu’il est aussi, comme l’indique le titre allemand de l’ouvrage, un « Glückskind », un chanceux ou un veinard qui trouve toujours le moyen de se tirer d’affaire. Ainsi transparaît, non sans une amère ironie, le côté positif d’un héros qui ne perd pas son temps à gémir sur lui-même et sur l’injustice subie, mais va toujours de l’avant.
Comme souvent chez Christoph Hein, le récit commence par la fin. Konstantin, désormais directeur d’école à la retraite, reçoit la visite d’une jeune journaliste qui lui propose de participer à une interview qui réunirait quatre directeurs successifs d’une même école, un morceau d’histoire de la ville vu à travers leurs destins particuliers. Konstantin veut se donner le temps de la réflexion, mais il finit par refuser, peu désireux d’ouvrir sa mémoire – ni au public, ni à lui-même – alors qu’il entre dans la dernière partie de sa vie, et doutant que cela puisse être de quelque utilité. Car, pour lui, les souvenirs reconstruits après coup, publiés parfois sous forme de « mémoires », servent plutôt à se justifier soi-même qu’à servir la vérité : « Ne vous fiez pas aux souvenirs des hommes âgés. Avec nos souvenirs nous essayons de corriger les échecs de notre vie, c’est pour cette seule raison que nous nous souvenons. »
Un deuxième événement se produit alors, qui contraint Konstantin à revenir malgré lui sur son désir d’oublier et marque le début du roman proprement dit : un banal courrier de l’administration fiscale est adressé, non à Konstantin Boggosch, mais à Konstantin Müller, fils de Gerhard Müller. Rattrapé par son passé, notre héros n’a plus qu’à attendre le départ en cure de sa femme qui le presse de questions pour repenser à son histoire et raconter sa vie à la première personne, en suivant la chronologie.
L’auteur prévient que « les personnages ne sont pas inventés ». Sans doute ont-ils tous des modèles possibles, ancrés dans le tissu particulier de l’après-guerre, mais c’est dans le roman qu’ils prennent vie pour rejoindre sans peine la galerie des différents « héros » que Christoph Hein a campés dans ses nombreux ouvrages. L’intrigue proprement dite repose en grande partie sur les conditions politiques et sociales de la RDA qui appliqua en effet (comme le régime hitlérien l’avait fait avant elle) la notion de responsabilité du clan familial, faisant peser sur tous les proches la « faute » commise par un des membres de la famille… Dur à vivre pour l’enfant qui doit, à son corps défendant, payer pour son père ! Une nouvelle version, entièrement laïque, du péché originel ?
Peut-être faut-il se souvenir ici que Christoph Hein connut un sort analogue, non que son père se fût rendu coupable de crimes, mais parce qu’il était… pasteur ! Le jeune homme, empêché de fréquenter un établissement secondaire en terre socialiste, suivit ainsi les cours d’un lycée situé à Berlin-Ouest – jusqu’à ce jour d’août 1961 qui interdirait le passage pour plus d’un quart de siècle et le confina à l’Est. Un épisode vécu de l’histoire du Mur qui nourrit sans doute aussi les démêlés de Konstantin avec la police des frontières et les autorités de l’État socialiste !
Christoph Hein fait plus que raconter l’histoire d’un Allemand «de l’Est » entre 1930 et les années 2000. Au fil des pages, en prenant le temps qu’il juge nécessaire – serait-ce au prix de quelques longueurs –, il restitue le parfum, l’atmosphère particulière de ces jours qu’on dit passés, mais qui continuent pourtant de poser leur voile discret sur le présent, tout comme l’ombre du père recouvre et absorbe celle de son fils au point de lui faire redouter de devenir père à son tour. Les personnages, bien que mêlés à une histoire unique et datée, sont aussi de tous les temps, identiques à eux-mêmes par-delà les circonstances.
On rencontre des « méchants », des justes, des girouettes aussi, toujours promptes à capter le vent : des hommes et des femmes ordinaires qui gagnent sous la plume de Christoph Hein leur épaisseur de vie. Attachants ou antipathiques, vertueux ou corrompus, tous nous rappellent combien l’auteur, même lorsque son récit épouse le grand mouvement de l’Histoire dont il se fait le chroniqueur, regarde aussi son siècle en moraliste.