Après Requins (2015) et Littoral (2016), l’écrivain et musicien Bertrand Belin signe un troisième roman, Grands carnivores. Sous l’Empire, dans une ville qui ne dit pas son nom, un homme, « récemment promu nouveau directeur des entreprises de ressorts et boulons » rumine devant les « croûtes » de son frère, jeune artiste peintre. À l’autre bout de la ville, dans la nuit, un groupe de fauves s’échappe d’un cirque à peine installé. Bertrand Belin écrit avec humour la peur qui s’installe, mêlée à la rivalité violente entre deux frères.
Bertrand Belin, Grands carnivores. P.O.L, 171 p., 16 €
« Il », au-devant de la scène dès l’ouverture du roman a gravi tous les échelons, convoité les plus hauts postes, pour devenir ce « récemment promu nouveau directeur des entreprises de ressorts et boulons », ressassant sa réussite jusqu’à la fin de Grands Carnivores. « Il » a soigneusement tout méprisé sur son passage, fait place nette pour n’être que le seul au centre et au sommet, dévoré par son désir de parvenir et triompher à la place de son frère, jeune peintre qui expose ses œuvres au Grand Hôtel : « Ce soir donc, après avoir pris la porte-tunnel dans l’autre sens, dépassé les bains, quelque part dans son manteau, la mâchoire serrée, la raie en place, ruminant, il arrive au Grand Hôtel d’excellente et méchante humeur (…) ». Bertrand Belin le décrit par petites touches, évoquant avec grâce aussi bien son ridicule que son agressivité, alternant les points de vue, tantôt de l’extérieur, tantôt de l’intérieur.
À ce portrait virevoltant du frère aîné se mêle l’image en mouvement du frère cadet, peintre en prise avec le temps présent, habitant le faubourg de la ville. De lui, Bertrand Belin dévoile avant tout les peintures, ou plutôt les « croûtes empilées », selon l’aîné qui prend soin de les observer avec minutie pour mieux les décrire : « Dire que mon propre frère a produit cette abomination, cette tache de couleur grumeleuse semblant issue de l’explosion du cul d’un chien. »
Les excréments occupent une place de choix chez ces Grands Carnivores. La description dans les premières pages du roman du passage du cortège du cirque et des « cumulonimbus verdâtres apparaissant et chutant du derrière musculeux des chevaux » est tout à fait saisissante et drôle. Les excréments et le crottin fumant qui ouvrent alors le roman se répandent dans toute la ville, rappelant, entre tragique et comique, les œuvres du frère cadet. Si la métaphore fécale sert un comique fondé sur le bas corporel, elle est aussi une métaphore de l’état de délabrement de la société de l’Empire. Le personnel du cirque, installé dans le quartier pauvre du Labyrinthe, est souvent décrit les bottes dans la boue, les yeux rivés au sol, vers les animaux et leurs excréments qu’il faut ramasser chaque jour (« J’ai fait la merde », se répète inlassablement le valet de cage). À l’inverse, le « récemment promu » détourne le regard pour mieux tenter de s’élever.
L’épandage inquiétant et comique du crottin annonce aussi avec adresse la peur qui s’installe peu à peu sur la ville, alors que les fauves se sont échappés de leurs cages. Bertrand Belin fait de ce quartier du Labyrinthe l’espace originel de la terreur qui se propage dans le roman avec une grande efficacité. Lecteur, on attend sans fin, comme d’ailleurs les habitants de la ville, l’apparition des fauves. Les paroles du valet de cage, rendu responsable de la fuite des fauves, scandent le texte à la manière d’un refrain, tristement drôle : « Ce n’est pas possible que j’aie pu oublier de fermer vu que c’est ce que je fais pour ma paie, faire attention aux bêtes, leur donner la viande et tout. » Ce piétinement continu insuffle au roman un rythme particulier, tenant à la fois du comique et du suspense.
Bertrand Belin exploite ainsi avec finesse l’espace du cirque et de ses bêtes, à peine installé dans la ville : une forme de circularité ambivalente et spectaculaire. Les fauves circulent, tournent et rôdent masqués tous les jours, spectateurs-acteurs d’une peur panique grandissante. Prise en étau dans cette ville-personnage, l’angoisse, sans nom ni corps mais partout à la fois, se donne ainsi mieux en spectacle : « La tentation de prendre part à la panique comme à une sorte de distraction a été dès le début très forte et ils ont été nombreux au marché (…), à aborder la course aux victuailles ni plus ni moins que comme un exercice, une répétition (…) ».
La ville se fait ainsi cirque à ciel ouvert, où le vrai et le faux s’emmêlent : « Le faux vrai se devait d’avoir l’air encore plus vrai que du vrai vrai ». Les hommes se confondent avec les bêtes et les insectes, si bien que la peur d’être dévoré se retourne. De l’entreprise de boulons et roues dentées au cirque du Labyrinthe, Bertrand Belin, virtuose, joue avec la figure du rond pour maintenir l’ambiguïté jusqu’au bout. Grands Carnivores pense ainsi les paradoxes de la naissance de la peur dont se nourrit la violence. La disparition des fauves, grands carnivores qui incarnent et qui font peur, en fabrique une nouvelle : « Puisqu’ils ne sont ni visibles ni nulle part, hélas, il faut donc qu’ils soient partout. » À travers un travail de composition narratif et poétique où l’on entend les souvenirs de la musique, Bertrand Belin parvient alors à donner corps à cet invisible, à penser et rendre présente, tout en légèreté, cette disparition envahissante, qui n’est peut-être en somme qu’une belle et simple « histoire de bêtes ».