Obscurité de la lumière

Semple, le héros de l’histoire de Don Carpenter, a le tort, premièrement, de vouloir comprendre et, deuxièmement, de manquer de patience. Jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que justement, en tant que patient de l’hôpital psychiatrique, c’est de cette qualité qu’il doit faire preuve pour sortir de sa prison, pour s’en sortir tout court.


Don Carpenter, Clair-obscur. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy. Cambourakis, 164 p., 18 €


Semple doit aussi résister à Harold Hunter, qui, contrairement à lui, existe pleinement grâce à son identité. Ne possède-t-il pas des initiales impressionnantes, HH (hache hache ?), un patronyme qui signifie qu’il chasse, poursuit ou traque, tandis que Semple est ou paraît « simple », « simple-minded ». Pourtant, comme se le demande l’assistant-psychiatre, « n’y a-t-il pas un humain sous la coquille de tous les attardés et de tous ceux qui bossent en usine » ?

Harold Hunter n’a pas ces problèmes. Il est grand, beau, arrogant. Ses parents ont de l’argent, gagné « grâce à ceux qui boivent ». Comme il s’ennuie, il s’autoproclame leader d’une petite bande à sa dévotion et suscite des incidents, des évènements simplement cruels au départ, par la suite capables de produire des catastrophes.

Semple est d’une laideur et d’une saleté repoussantes. Sa famille est misérable et ne l’aime pas. Lui aime Harold Hunter et c’est là le drame. Raconté ainsi, le duel (car d’une certaine manière, c’est d’un duel qu’il s’agit) entre un David disgracié et un Goliath triomphant peut paraître schématique. Or c’est tout le contraire. Les deux adversaires (Semple ne sait pas qu’il est l’adversaire de Harold puisqu’il est tout amour à son égard) se côtoient, se rencontrent, se recherchent ou se fuient comme deux incarnations bibliques du mal et de l’innocence.

Don Carpenter, Clair-obscur

Semple est un idiot américain, un prince de la débine, semblables à ceux de William Faulkner ou Carson McCullers. C’est dire qu’un innocent peut être criminel et un méchant non coupable, au sens juridique du terme ; que le mal peut passer de l’un à l’autre, que le mal suinte tellement du méchant que l’innocent, croyant bien faire, devient son bras armé. Voilà, nous n’en dirons pas davantage sur l’intrigue, d’autant plus captivante qu’elle se dévoile peu à peu par un basculement de la chronologie qui maintient en suspens l’événement majeur, celui qui marquera à tout jamais tous les protagonistes et conduira au drame.

Don Carpenter, c’est manifeste, est du côté des attardés et des vaincus. Ceux que la société exploite, qui travaillent en usine et qui seuls sont capables d’accueillir Semple, de lui offrir la société qu’il cherche depuis toujours. Hormis Harold Hunt, tous les personnages sont attachants. Quand l’un d’eux apparaît pour la première fois, l’auteur fait une pause dans son récit et le présente longuement : origine familiale et sociale, métier, copains… Jamais il ne les juge, sa sympathie leur est acquise.

Le récit paraît prendre des chemins de traverse, mais tout à coup l’action se noue et se dénoue en un clin d’œil. Pour être sûr d’avoir compris, le lecteur doit relire. Don Carpenter lui a fourni ce qu’il faut pour cela, les faits et leur enchaînement, mais a laissé dans l’ombre un essentiel à inventer. Semple le simple est un mystère, le destin de chacun ne se planifie pas, le monde est un désordre où tracer son chemin en évitant d’être écrasé.

Ce à quoi ne parvient pas Don Carpenter dans sa propre vie, puisqu’il se suicide à soixante-quatre ans, épuisé par la maladie ou désespéré, après avoir écrit une dizaine de romans. Un écrivain d’une profondeur et d’une puissance rares, qui n’exprime que le fruit d’une vie douloureuse avec la fausse naïveté d’un faux idiot. Dans ce deuxième roman, c’est le Bien qui triomphe. Mais est-ce si sûr ? Sous les traits de l’émouvant Semple, le Bien devient inquiétant, davantage que le Mal incarné par Harold car moins reconnaissable.

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