Parler des mathématiques

Platon a fondé la philosophie sur une transcendance, celle des mathématiques, dont les vérités s’imposent à tous, hommes et dieux. Qui s’inscrit dans la tradition platonicienne ne peut donc rester indifférent aux mathématiques, même s’il n’a aucune prétention à l’expertise en la matière, ni celle de dire ce qu’elles devraient être ou comment leurs apports devraient être compris. Fernando Zalamea dresse, dans une langue accessible, un état des lieux.


Fernando Zalamea, Philosophie synthétique de la mathématique contemporaine. Trad. de l’espagnol (Colombie) par Charles Alunni. Hermann, 302 p., 30 €


Fernando Zalamea enseigne les mathématiques à l’Université nationale de Colombie et pourtant il est étonnamment proche de la France. Nous pourrions ne pas nous en étonner outre-mesure en pensant à l’importance internationale de l’école française de mathématiques, mais il ne va pas de soi qu’un penseur du Nouveau Monde s’intéresse au nôtre. Il remarque ainsi que les Anglo-Saxons identifient tellement le connu à ce qui a fait l’objet d’une publication dans leur langue qu’un aussi « brillant panorama de la philosophie des mathématiques d’aujourd’hui » que celui de Stewart Shapiro ignore l’existence même d’un Albert Lautman que l’on peut tenir pour « le plus grand philosophe des mathématiques réelles du XXe siècle ». Une des ambitions affichées de Zalamea est d’ailleurs de faire reconnaître l’importance de ce penseur fusillé par les séides des nazis pour les mêmes raisons que son ami Cavaillès.

Son titre français fait apparaître deux négations. La première n’est peut-être qu’un effet de traduction ; en espagnol, en effet, le mot « mathématiques » est bien au pluriel, comme dans notre tradition. Néanmoins, nous ne pouvons pas tenir pour insignifiant cet étrange singulier dans le titre donné par le traducteur. Étrange parce que inhabituel et surtout parce qu’il renvoie à une conception du champ mathématique dont Zalamea entreprend justement de montrer qu’elle ne correspond plus – si elle y a jamais correspondu – à la réalité des mathématiques effectives. Pour le dire vite, c’est Nicolas Bourbaki qui faisait sien ce singulier : son grand œuvre s’intitulait Éléments de mathématique parce que notre mathématicien polycéphale considérait la mathématique comme unifiée par la théorie des ensembles. À en croire Zalamea, cette conception serait liée à un état dépassé de ce qui se passe dans les « mathématiques réelles », dont la multiplicité des approches et des démarches est justement une caractéristique majeure.

Fernando Zalamea, Philosophie synthétique de la mathématique contemporaine

Hypothèse de Riemann © D.R.

L’autre négation, celle-ci clairement voulue par notre auteur, est comprise dans le mot « synthétique ». C’est une négation car il semble plutôt aller de soi qu’au XXe siècle la philosophie par excellence des mathématiques est celle que l’on nomme « analytique », mot certes un peu fourre-tout que l’on applique volontiers à une large part de la philosophie américaine. On ne voit pas toujours très bien en quoi la philosophie revendiquée par Zalamea serait synthétique, sinon justement en ce qu’elle n’est pas analytique. En fait de synthèse, il s’agit plutôt d’une « greffe », celle « de la maxime pragmatiste peircienne sur les linéaments méthodologiques de la théorie des catégories », théorie en laquelle il voit une des directions les plus stimulantes des mathématiques actuelles. Cette « greffe » procure « une vision de la pratique mathématique qui est plus complète et plus fidèle que celle offerte par la vision analytique ».

Même si la description de ce que serait cette « philosophie synthétique » ne convainc pas nécessairement le lecteur, celui-ci ne perd pas son temps en lisant ce livre, dont le principal intérêt réside dans la tentative de faire comprendre l’état d’esprit des mathématiciens actuels. Le point essentiel sur lequel il revient à maintes reprises, c’est l’exigence de « séparer les mathématiques élémentaires des mathématiques avancées ». Faute de cette séparation, on risque fort, en guise de philosophie des mathématiques, de tenir un discours déconnecté de la pratique effective des mathématiciens. Une telle séparation pourrait être tenue pour triviale (pour reprendre un mot cher à ceux-ci) si elle n’allait pas de pair avec une vision périodique de l’histoire des mathématiques.

Les mathématiques du temps de Pascal, Leibniz, Euler ou Gauss, ces grands noms des XVIIe et XVIIIe siècles, se caractérisent par un « usage sophistiqué de l’infini ». À ces classiques ont succédé des modernes qui se sont intéressés aux « propriétés structurales et qualitatives », grâce à quoi l’époque de Galois, Riemann, Poincaré, Hilbert, a vu s’accumuler une « énorme quantité de connaissances » qui forment le corps actuel des mathématiques. Une des ambitions de ces mathématiciens du XIXe et d’une bonne partie du XXe siècle aura été de représenter toute construction mathématique au sein d’une théorie des ensembles appropriée, en l’occurrence celle de Zermelo-Fraenkel. Depuis le milieu du XXe siècle, les mathématiques qu’illustrent les noms de Grothendieck, Serre ou Shelah et que l’on peut qualifier de « mathématiques contemporaines » peuvent être caractérisées par leur « usage sophistiqué des propriétés de transfert, de réflexion et de collage ».

De manière générale, les recherches mathématiques deviennent de plus en plus complexes. C’est que les théorèmes simples sont démontrés depuis longtemps ; quand la démonstration a attendu plusieurs siècles, elle n’a pu se faire en quelques lignes. La démonstration qu’a produite Wiles du grand théorème de Fermat n’est pas seulement beaucoup plus longue qu’une démonstration du théorème de Pythagore, elle est soutenue par tout un enchevêtrement de méthodes de géométrie algébrique issue de théories qui peuvent être assez éloignées. Cette complexité croissante va de pair avec une multiplication des théories et des modes de raisonnement. Zalamea parle à ce propos d’une « ligature indissoluble de contraires », d’une « duplicité élastique ».

Fernando Zalamea, Philosophie synthétique de la mathématique contemporaine

Gottlieb Bermann, Portrait de Karl Friedrich Gauss, 1887

Le retard qu’il décèle du côté de la plupart des philosophes qui se sont intéressés aux mathématiques tiendrait évidemment à une simplification excessive due au fait que l’on prendrait les mathématiques élémentaires comme exemple type de la démarche de cette discipline. Il incrimine aussi l’importance démesurée accordée à la théorie des ensembles, dans laquelle on aurait eu le tort de voir, à la suite en particulier de Bourbaki, la théorie fondamentale à laquelle toutes les autres seraient réductibles. Non qu’il faudrait chercher une autre théorie fondamentale : c’est l’espoir même d’une réductibilité que Zalamea met en cause en insistant sur le fait que cette réduction n’a jamais été réellement tentée ni, a fortiori, effectuée.

L’enjeu de ce débat n’est rien moins que négligeable car une réductibilité des mathématiques à la théorie des ensembles a de bonnes raisons de plaire à des philosophes – les mêmes raisons qui leur faisaient apprécier le logicisme avant que celui-ci ne soit réfuté par le théorème de Gödel en 1931 : ils y retrouvent la problématique du fondement, qui leur donne une place en quelque sorte officielle. D’une autre manière, il en allait déjà ainsi avec l’importance reconnue à la question de l’infini par les mathématiciens des XVIIe et XVIIIe siècles. En considérant que les « mathématiques réelles » de notre temps sont caractérisées par la complexité sans cesse croissante de leurs démonstrations et l’irréductible multiplicité de leurs champs d’études, de leurs méthodes, et même des normes théoriques qu’elles reconnaissent, Zalamea se donne pour objectif de formuler une philosophie plus à même de rendre compte des récents changements conceptuels intervenus dans le travail mathématique. Il prétend en outre qu’en se donnant ainsi les moyens de mieux comprendre ce qu’il en est des « mathématiques réelles » on ouvrira « de nouvelles portes à la pensée contemporaine ». La question est de savoir si un tel objectif est justifié. Ne vaudrait-il pas mieux, pour les philosophes eux-mêmes, qu’ils admettent cette spécificité des « mathématiques réelles », et abandonnent, avec l’ambition de les fonder métaphysiquement, la perspective d’en importer des concepts ?

Quand Platon attache une telle importance philosophique à la transcendance des mathématiques, il ne prétend pas pour autant jouer au mathématicien. S’intéresser aux travaux mathématiques est une chose à laquelle un platonicien peut difficilement échapper ; croire que les philosophes ont quelque chose d’essentiel à dire aux mathématiciens est une autre chose, dont l’utilité et la pertinence sont plus douteuses. Le risque est grand que les philosophes qui croiront importer dans leur domaine des concepts issus des mathématiques ne fassent qu’employer de séduisantes métaphores. C’est à juste titre que Jacques Bouveresse a plusieurs fois mis en garde contre les « prodiges et vertiges de l’analogie ».

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