Le 12 décembre dernier, les prix Roger Caillois, décernés par la Maison de l’Amérique Latine, le Pen Club de France et l’Association des Amis et Lecteurs de Roger Caillois ont été remis à Milton Hatoum dans la catégorie « Littérature latino-américaine », à Jean-Christophe Bailly dans la catégorie « Essai » et à Philippe Lançon, auteur du Lambeau, pour la « Littérature française ». En tant que membre de l’Association des Amis et Lecteurs de Roger Caillois, Dominique Rabourdin, également collaborateur d’EaN, a prononcé quelques mots pour saluer Le lambeau.
En mars 1942, pendant la Seconde Guerre mondiale et durant son exil en Argentine, Roger Caillois découvre la Patagonie. Confronté à l’un des paysages les plus désolés du monde, à une nature désolée et hostile, il écrit : « Voici les bords d’une étendue morne et inhospitalière. Il y court le vent le plus rapide du globe. Il apporte du pôle comme mille et mille flèches de glace qui percent toute protection et fondent cruellement dans les veines et les os, là où semble couver la chaleur de la vie. L’homme vêtu du cuir des bêtes qu’il paît marche en chancelant sous la pression insistante des rafales. Ses mains sont avides de tout appui qui lui permette, pour vaincre la violence infatigable de la tempête, de moins dépenser une énergie précieuse. Les pires jours, il doit ramper. »
Des années après, il reviendra sur cette expérience : « En présence d’une immensité désertique, j’éprouvais combien aléatoires sont la fondation et le maintien d’un établissement humain. Dans la culture, dans celle du sol comme dans celle de l’âme, je vis une sorte de pari insensé. Je fus pris pour les réussites de l’homme d’un immense respect, qui ne me quitta plus. »
À la fin de l’été, je me suis lancé dans la lecture du livre de Philippe Lançon, Le lambeau, avec un peu d’inquiétude, presque de la réticence. Peur que ces 500 pages soient éprouvantes. Elles le sont.
Mais vite cette inquiétude s’est transformée en saisissement, et en admiration. Celui qui écrit ce livre affronte la réalité des terribles blessures dont il a été victime, de ses interminables souffrances et d’innombrables opérations, sans jamais se plaindre, avec la patience infinie et le courage de ceux qui trouvent en eux cette volonté de survivre admirée par Caillois. Et j’ai pensé très précisément à Patagonie en découvrant dans Le lambeau toutes les étapes de ce combat de chaque minute, et Dieu sait si, dans la situation de Philippe Lançon, « chaque minute pouvait être une éternité ». J’admire qu’un homme qui ne pouvait pas être préparé à cette épreuve – même s’il connaissait les risques que ce qu’il écrivait dans Charlie Hebdo lui faisait courir – ait décidé, très vite, de ne céder sur rien. Je n’oublie pas la persévérance de tous ceux qui l’ont mené avec lui, ses amis, ses proches, ses chirurgiens, ses aides-soignants, qui n’ont cessé de l’accompagner et de le porter.
Ce combat pour la vie, quand le processus vital est constamment engagé, a aussi été gagné par l’écriture, loin, très loin de la « littérature ». L’exigence de l’écriture se devait d’être à la hauteur de l’épreuve : « réapprendre à vivre ». Philippe Lançon en a été conscient très vite. Son livre est à ce prix.
Pendant que je lisais les livres sélectionnés pour ce prix Roger Caillois, je revenais constamment au Lambeau, jusqu’à ce qu’il devienne évident, pour moi, que c’était ce livre qui s’imposait, d’autant plus qu’il s’agissait de se placer sous le signe de Caillois. Patagonie avait ouvert en lui ce qu’il considérait comme une parenthèse, d’abord secrète, qui ne devait cesser de s’agrandir, pour aboutir à ce qu’il considéra à la fin de sa vie comme la part essentielle de son œuvre. La victoire sur la mort de Philippe Lançon, avec ce livre magnifique, Le lambeau, est une de ces « réussites de l’homme » que saluait Caillois dans Patagonie.
Philippe Lançon, Prix Roger Caillois 2018, a répondu ceci :
Je suis très sensible à l’honneur que vous nous faites, à mes compagnons de prix et moi-même. D’une part, la Maison de l’Amérique Latine est un lieu que j’aime bien et dont le travail croise une partie de ma vie et de mes rêves hispaniques. D’autre part, j’aime le talent inclassable de Roger Caillois. C’est un écrivain qui nous montre que la littérature échappe aux classifications, ou, du moins, qu’elle les déborde et les transcende. C’est un écrivain clair et magique, un rêveur intelligent.
Je vais citer quelques phrases d’un livre qu’il a publié en 1970, Cases d’un échiquier. Il est question des masques. « Je m’en tiens, écrit-il, au masque inutile, qui n’isole ni ne protège. Il lui reste encore trois fonctions essentielles : il dissimule, il métamorphose, il épouvante. Elles correspondent, je suppose que ce n’est pas un hasard, aux trois fonctions principales du mimétisme chez les insectes : camouflage, travestissement et intimidation. »
« Quand le masque sert à dissimuler ou à protéger, il ne représente rien. C’est un écran ou un bouclier qui cache le visage du porteur et l’empêche de l’identifier. Empêche qui ? les monstres de l’au-delà, les fantômes, les esprits mauvais, en tout cas les autres hommes. »
J’ai souvent porté des masques utiles, en 2015 et 2016, des masques de chirurgie destinés à protéger mes plaies du soleil, des microbes, de l’air ambiant, sans doute de la vue des autres. Puis j’ai eu un nouveau visage, sensiblement différent du précédent, de moins en moins différent. Ce visage est devenu, comme l’écrit Caillois en parlant des masques dans les sociétés primitives, un instrument de ma métamorphose. Il n’a pas été choisi par le village, les ancêtres. Il a été choisi par ce phénomène contemporain, peut-être tout aussi magique, en partie dû au hasard : l’événement terroriste.
Le seul masque dont je veux parler ici, pour conclure, celui qui empêche les monstres de l’au-delà, les fantômes, les esprits mauvais, mais justement pas les autres hommes, c’est ce livre que vous primez. Écrire dissimule, métamorphose, épouvante et, par-là même, révèle quelque chose de plus profond que soi. Porter le masque, écrit Caillois, c’est cesser d’être effrayé pour effrayer les autres. Écrire ce livre, pour moi, c’était cesser d’être effrayé, mais, au risque de les effrayer, pour accueillir les autres.