Trois générations soviétiques

Membre fondatrice de l’association Mémorial qui enquête sur la répression politique en URSS, l’historienne Irina Scherbakowa a rédigé le récit de vie de trois générations sous le communisme : la génération de ses grands-parents, celle de ses parents et la sienne, née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Trois générations engagées dans le XXe siècle russe, depuis l’élan révolutionnaire jusqu’à la chute du régime, à l’issue d’un désenchantement progressif. Combinant l’histoire familiale avec les données récentes de l’historiographie, ce récit est l’introduction la plus vivante, la plus instructive à l’histoire tragique et émouvante de l’URSS qu’il m’a été donné de lire. Publié en allemand, il trouvera assurément son public s’il est traduit en français.


Irina Scherbakowa, Die Hände meines Vaters. Eine russische Familiengeschichte.[1] Trad. du russe vers l’allemand par Susanne Scholl. Droemer Verlag, 415 p., 22,99 €


Le 15 avril 1917, la grand-mère d’Irina Scherbakowa écrivit dans son journal : « Les événements se succèdent à toute allure. Comme tout est nouveau, comme c’est excitant ! La vie frappe à la porte, la vie nouvelle. Il faut ouvrir en grand les portes et accueillir le nouvel hôte avec joie et courage. Je suis incroyablement heureuse de vivre ce moment ! » Mira Skepner venait d’avoir 19 ans.

C’est dans l’euphorie que commence, au début du XXe siècle, la vie de la famille d’Irina Scherbakowa. Une vie nouvelle en effet pour les Juifs, pour qui les mesures discriminatoires de l’empire des tsars vont d’un seul coup être levées. Enfin, ils allaient pouvoir se déplacer librement, quitter la zone de résidence à laquelle ils étaient assignés depuis cent cinquante ans, vivre dans la ville de leur choix, fréquenter l’université ! Sans compter qu’ils ne pouvaient qu’approuver le slogan de Lénine : la terre aux paysans, la paix au peuple et le pain aux affamés ! Si Yakov, le grand-père, rejoignit tout d’abord le parti ouvrier social-démocrate juif (Poale Zion), il fut vite gagné à la cause bolchevique, entra dans les syndicats et la presse du Parti en Ukraine, puis fut appelé à Moscou pour intégrer l’appareil du Komintern (l’Internationale communiste/IC). Il reçut un appartement de fonction dans le célèbre hôtel Lux, au 36 de la rue Gorki (aujourd’hui redevenue rue Tver), que la famille ne quittera qu’en 1945. Les membres du Komintern, fonctionnaires de l’IC et réfugiés antifascistes allemands, espagnols, tchèques, bulgares, hongrois, polonais, français qui y résidèrent, atteignirent le nombre de 600 personnes, réparties dans les 300 chambres.

Ce célèbre hôtel, dont disparut, généralement de nuit, plus d’une victime des purges staliniennes des années 1930, fut l’univers de l’enfance heureuse de la mère d’Irina Scherbakowa, le lieu où elle célébra Noël pour la première fois lorsque, à partir de 1936, le sapin fut à nouveau autorisé. L’hiver, le futur chef d’État de l’Allemagne communiste, Walter Ulbricht (dont c’était, nous dit-on, « le seul trait d’humanité »), entrainait les enfants de l’hôtel Lux faire du ski de fond autour de Moscou. L’été se passait à la datcha du Komintern où ils jouaient aux petits soldats, défendant les frontières de l’Union soviétique ou attaquant les phalangistes espagnols. À l’âge de sept ans, la mère d’Irina Scherbakowa suivait le déroulement des opérations militaires en Espagne républicaine. Elle avait alors, selon sa fille, le sentiment de vivre au centre du monde, non seulement dans la grande Union soviétique, mais dans sa capitale et même dans sa rue la plus célèbre ! Du balcon, elle pouvait voir les parades, avec drapeaux et banderoles entourant tanks et canons, qui menaient au Kremlin, au bout de la rue prestigieuse. Oui, Moscou était bien le centre du monde, même s’il était aussi « Minuit dans le siècle » ainsi que devait l’écrire Victor Serge. Mais en avaient-ils conscience ?

Irina Scherbakowa, Die Hände meines Vaters. Eine russische Familiengeschichte

Plan de Moscou en 1917

À ce grand-père, miraculeusement passé entre les gouttes de la répression, qui aimait Joyce et Dos Passos autant que Pasternak et Akhmatova, et qui mourut en 1957 (trop tôt pour qu’elle ait pu l’interroger), Irina Scherbakowa ne cessera d’adresser des questions forcément restées sans réponse. À quel moment cessa-t-il de croire au régime, lui qui fut un témoin de première main des arrestations à l’heure du laitier, des procès de Zinoviev, Kamenev, Boukharine et de toute la vieille garde bolchevique, de l’exécution en 14 mois, d’août 1937 à novembre 1938, de 700 000 personnes, du pacte germano-soviétique d’août 1939 ? Grâce aux lettres envoyées à sa femme au cours de ses déplacements, on sait qu’il crut au communisme au moins jusqu’en 1947 lorsque, reprenant à son compte les mots de Maxime Gorki, il lui écrivait : « la Russie sera tôt ou tard la démocratie la plus lumineuse du monde ». Une énigme pour les générations futures, à moins de suivre le conseil d’Irina Scherbakowa et de relire Vie et Destin de Vassili Grossman. Notamment ces passages où le vieux bolchevique et le fonctionnaire du Komintern tentent de se convaincre que le Parti a toujours raison. La peur d’être arrêté toutefois semble n’avoir jamais quitté Yakov. On découvrit plus tard un revolver caché sous un tas de journaux et de livres. Si on avait trouvé l’arme au cours d’une perquisition, c’eût été la preuve qu’il fomentait un attentat. Il courut vraisemblablement ce risque, dit sa petite-fille, pour pouvoir se tirer une balle dans la tête en cas d’arrestation. Son suicide aurait épargné aux siens d’être considérés comme la famille d’un ennemi du peuple… Sans doute l’aurait-on déclaré dépressif. À l’ouverture des archives, on apprit qu’un dossier d’accusation avait été monté contre lui. Avait-il tout simplement eu la chance de ne s’être jamais trouvé au mauvais endroit au mauvais moment ? (Il est aussi possible qu’il ait été protégé par le « patron » du Komintern, Dimitrov, dont on sait aujourd’hui qu’il intervint plus d’une fois pour sauver ses collaborateurs.)

Le père d’Irina Scherbakowa eut lui aussi de la chance. Certes, il perdit les doigts des deux mains (d’où le titre du livre) pendant la guerre, mais il fut de ce fait renvoyé du front. Quoique ami de Lew Kopelew (À conserver pour l’éternité, Stock, 1976), qui fut condamné pour avoir dénoncé les exactions de l’Armée rouge en route vers Berlin à l’égard de la population civile, et qu’il admirait pour cela, lui-même avait du mal à se contenir face aux Allemands. Lorsque parait en 2002 la traduction russe du livre de Günter Grass En crabe, qui relate le naufrage du paquebot de croisière, le Wilhelm Gustloff, chargé de réfugiés allemands et coulé par la flotte soviétique, il explose : les Allemands ne penseraient donc jamais qu’à leurs propres malheurs ! Ont-ils oublié comment ils ont bombardé femmes et enfants le long de la Volga en 1942 ? Quand il perd la montre offerte par ses parents à son départ pour la guerre – elle avait éclaté sous l’impact d’une balle –, ses camarades lui en offrent une autre qu’ils venaient de prendre à un prisonnier allemand. Il l’accepte à contrecœur, mais n’a pas plus de chance. À son tour, elle éclate sous l’impact d’une balle allemande… Il y avait cependant des trophées de guerre bien plus intéressants ! Ainsi les films qu’Irina Scherbakowa put voir dès l’âge de six ans, les Tarzan, notamment, et d’autres films bien que tournés dans l’Allemagne nazie. Les autorités avaient compris qu’il était nécessaire de donner des distractions au peuple éprouvé par la guerre.

L’année 1946 connaît une vague de suicides parmi les anciens combattants. Officiellement, ils étaient les héros. Hélas, ils étaient aussi les témoins de ce qu’on voulait oublier au plus vite, la débâcle de juin 1941, les années de famine, de froid, d’humiliation. Ce ne furent pas les vainqueurs de Stalingrad, pour la plupart mal nourris, ou pire, estropiés, qui défilèrent lors de la grande parade du printemps 1945 sur la place Rouge, mais de plus jeunes soldats incorporés à la veille de la victoire, qui n’avaient pas connu le front et qu’on avait pris soin d’envoyer bronzer au bord de la Moskva en leur donnant double ration de nourriture pour qu’ils soient présentables ce jour-là ! « Dans le climat de l’après-guerre, il n’y avait aucune place pour leurs blessures physiques comme psychiques, pour leurs traumatismes. Leur espoir dans une vie meilleure après la guerre s’avéra une illusion. Contrairement à ce que disait la propagande, à la maison c’était la pauvreté parmi les ruines qui les attendait. » Les pensions d’invalidité étaient ridiculement faibles et, de surcroît, il fallait faire la queue pendant des heures pour les obtenir. Le père d’Irina Scherbakowa préféra y renoncer.

Quand ils ne conduisaient pas au suicide, le sentiment d’injustice et les espoirs déçus se dissipaient dans l’alcoolisme. Les livres d’Erich Maria Remarque, d’Hemingway ou de Heinrich Böll qui traitaient de la sensation de vide et de l’incapacité de se projeter dans l’avenir à la fin de la guerre, connaissaient un énorme succès. Quoique édités en URSS, ils seront critiqués par les autorités qui forgent le mot de « remarquisme » pour désigner le pessimisme. Irina Scherbakowa se rappelle avoir vu jusqu’au début des années 1960 ces anciens soldats errer dans les gares et autres lieux publics, à la recherche de leurs semblables qui, comme eux, n’avaient pu se réadapter à la société. Ils s’apostrophaient : quel bataillon ? quel front ? tant ceux qui avaient partagé le même destin avaient besoin de se retrouver. L’après-guerre pour les femmes ne fut pas plus facile. Elles avaient été infirmières, traductrices, avaient travaillé dans les télécommunications, avaient connu la grossièreté masculine et le harcèlement. À la fin de la guerre, la plupart restaient seules. Peu d’entre elles allaient retrouver un partenaire. Les hommes qui avaient survécu leur préféraient de plus jeunes femmes qui n’avaient pas traversé ces épreuves.

Irina Scherbakowa, Die Hände meines Vaters. Eine russische Familiengeschichte

Recouvrant l’expérience soviétique, le récit des ces trois générations recouvre également un pan de l’histoire du judaïsme est-européen du XXe siècle. Ayant pris leur distance avec la tradition, nombre de Juifs avaient changé de nom, donné des prénoms fantaisistes à leurs enfants (Marlen pour Marx-Lénine, Vladlen, pour Vladimir Lénine, voire Jaurès). Ils ignoraient le yiddish et, souvent, seule la carpe farcie et le foie haché les reliaient à leur origine. La mettre en avant leur semblait petit-bourgeois et provincial. Comme on le sait, la majorité d’entre eux avaient rallié le nouveau régime à l’édification duquel ils contribuèrent avec enthousiasme. Victimes comme tout le monde de la « Grande Terreur » de 1937-1938, ils durent faire face en outre à l’antisémitisme d’État, bien souvent relayé par celui de la population, qui sévit de la fin des années 1940 jusqu’à la mort de Staline en mars 1953. La rumeur sur leur lâcheté pendant la guerre ne cessait de s’amplifier. Lorsque Soljénitsyne déclara avoir vu des Juifs courageux au combat, le père d’Irina Scherbakowa non seulement trouva la remarque humiliante, mais estima qu’elle allait alimenter l’antisémitisme. Bien qu’ayant soutenu sa thèse en 1952, il ne put obtenir un poste d’enseignant à Moscou ou en province.

En 1953, de tous les membres de la famille, seule la mère d’Irina Scherbakova avait conservé son travail d’enseignante. La raison en était que, enceinte, elle ne pouvait être licenciée selon la loi soviétique. Lorsqu’elle accoucha fin mars, en salle de travail on ne parlait que du « complot des médecins juifs », jusqu’à ce qu’une obstétricienne intervienne en annonçant que les médecins avaient été réhabilités. Si l’antisémitisme d’État diminua après la mort de Staline, puis sous Khrouchtchev et pendant la période dite du « dégel » en littérature (du nom du roman de l’écrivain – juif – Ilya Ehrenbourg), il regagna en intensité dès que les relations se dégradèrent avec l’État d’Israël. Commencèrent alors dans les années 1970 les départs, officiellement pour Israël, en réalité pour l’Amérique. Irina Scherbakowa comprend les raisons qui poussent certains de ses amis à partir, ils y étaient souvent aidés par le KGB, mais elle-même refuse cette issue : « Je voulais croire que le projet de mon arrière-grand-mère qui avait choisi la Russie pour ses enfants était encore réalisable. »

Élevée dans les récits des amis de ses parents, écrivains, dissidents ou journalistes comme son père qui travaillait à la Literaturnaya Gazeta, l’un des hebdomadaires les moins dogmatiques, Irina Scherbakowa ne partagea pas les illusions de la génération précédente, encore moins celles de ses grands-parents. Très jeune, elle avait entendu parler de la censure et bénéficié de la fréquentation d’hommes qui, comme Vassili Grossman, écrivaient « sur les hommes qui m’entouraient, qui venaient des mêmes cercles et qui connurent les mêmes destins ». À l’âge de douze ans, elle lit Le journal d’Anne Frank, traduit en russe et préfacé par Ilya Ehrenbourg. Elle apprend à l’école l’histoire de la « grande guerre patriotique », selon l’appellation consacrée de la Seconde Guerre mondiale, mais ne sait rien du sort particulier des Juifs. Plus tard, étudiante en germanistique et en histoire, c’est grâce à la littérature est-allemande, avec des auteurs comme Franz Fühmann ou Christa Wolf, qu’elle réalisera l’ampleur du génocide. Sur ce plan-là, sa famille avait eu, là encore, de la chance : tous avaient quitté l’Ukraine et la Biélorussie, terres ravagées par les massacres et les déportations, et habitaient déjà Moscou pendant la guerre.

Irina Scherbakowa appelle sa génération « les enfants du dégel ». Lorsqu’elle va à l’école, les portraits et bustes de Staline ont déjà disparu (mais elle se souvient d’avoir vu le cadavre de Staline, que Khrouchtchev fit retirer en 1961, à côté de celui de Lénine, lors de la visite rituelle et macabre du Mausolée infligée aux élèves), Khrouchtchev a déjà fait son célèbre discours du XXe congrès en mars 1956 et on peut lire Marina Tsvetaieva. L’espoir renait. En novembre 1962, lorsque son père dit : « La journée a été publiée » en ouvrant la revue Novy Mir apportée par le facteur, elle comprend que quelque chose d’important est arrivé. Ses parents avaient le manuscrit d’Une journée d’Ivan Denissovitch à la maison. Ils connaissaient les difficultés qu’avait dû surmonter le rédacteur en chef de la revue, Alexandre Twardowski, pour obtenir l’autorisation de publier le texte de Soljénitsyne. Pour contourner la censure, il avait fallu passer par Khrouchtchev, lequel n’aimait pas lire. On lui fit donc la lecture de la nouvelle de Soljénitsyne (dont, dit-on il n’arriva jamais à prononcer le nom). Elle lui plut. Le héros venait d’un village, comme lui. Un silence de mort aurait régné dans le Politburo lorsqu’il en exigea la publication. Bientôt on s’arracha le numéro, la revue dut effectuer un tirage supplémentaire de 25 000 exemplaires. La reconnaissance officielle de Soljénitsyne ne dura toutefois que deux ans.

Irina Scherbakowa, Die Hände meines Vaters. Eine russische Familiengeschichte

L’ancien hôtel Lux à Moscou © Martin Putz

La vocation d’Irina Scherbakowa à collecter les témoignages des survivants du goulag viendra de ses lectures puisées dans la bibliothèque familiale : Varlam Chalamov, Evguenia Ginzburg. Des Récits de la Kolyma du premier, et du livre de la seconde, traduit sous le titre « Le vertige » en français, elle dit qu’aujourd’hui, après avoir lu des centaines de mémoires sur les camps, elle reste convaincue qu’il s’agit des titres fondamentaux. L’ouverture du dossier d’Evguenia Ginzburg dans les archives du NKVD (ancêtre du KGB) a montré à quel point sa mémoire fut surprenante : elle se serait parfaitement souvenue des questions et des réponses lors des interrogatoires qui devaient la conduire au goulag et à Magadan. Toujours à la recherche de témoignages, Irina Scherbakowa eut de ce fait la chance de rencontrer des personnalités du monde littéraire et artistique. C’est ainsi qu’elle fréquenta « la muse de l’avant-garde russe », muse privée du poète Maïakovski également, Lili Brik. La sœur d’Elsa Triolet avait échappé à la répression alors même qu’elle avait eu le toupet de se plaindre à Staline de ce que l’œuvre de Maïakovski n’était pas assez mise en valeur. Staline, affirmait-elle, l’aurait rayée lui-même d’une liste d’arrestations… Il ne lui fut pas pour autant épargné bien plus tard, vers la fin de sa vie, de disparaître des photos où elle se trouvait avec Maïakovski. Son nom n’était plus mentionné à côté de celui du poète. La raison, selon Irina Scherbakowa, en aurait été à nouveau l’antisémitisme.

L’historienne de Mémorial fut plus proche encore de la veuve d’Ossip Mandelstam, laquelle avait, des années durant, rassemblé tous les témoignages de gens susceptibles de la renseigner sur les derniers jours du poète, assassiné en 1937. Elle ne put, malheureusement, vivre jusqu’à sa réhabilitation intervenue en 1987, six ans après sa mort. En 1979, Irina Scherbakowa reçut un magnétophone, cadeau de la traductrice (en allemand) de Soljénitsyne et amie de sa mère, Lisa Markstein. Elle put alors poursuivre ses entretiens en les enregistrant. L’entreprise n’était pas sans risque : l’historien et futur président de Mémorial, Arseni Roginski (disparu en 2017), avait été condamné à 4 ans de privation de liberté en 1981 pour cette raison. La perestroïka permit enfin de rassembler, avant qu’il ne soit trop tard, les témoignages des derniers survivants du goulag. En 1989, Mémorial allait pouvoir exister officiellement. Pendant un temps, Gorbatchev et sa femme Raïssa suscitent l’espoir dans toute l’Union soviétique. Lorsque le nouveau secrétaire général du Parti dit, dans un de ses premiers discours : « Quand Raïssa Maximovna et moi, nous lisions Dostoïevski… », c’est la stupeur. Plus aucun doute n’est permis. La fin d’une époque a sonné. Non seulement le secrétaire général lisait, mais il lisait avec sa femme ! Et il lisait, non pas Pouchkine, mais Dostoïevski !

Pendant les cinq dernières années de l’URSS, qui cessa d’exister en décembre 1991, les gens s’étaient remis à lire la presse, les livres n’étaient plus censurés, la peur avait disparu. C’est spontanément que des anciens du goulag ou des membres de leurs familles étaient venus témoigner ou remettre des documents et des photos. Mémorial poursuit aujourd’hui sa vocation, veillant au respect des droits de l’homme. Si sa mission n’est pas sans difficulté, au moins l’histoire et la mémoire continuent-elles à œuvrer ensemble pour que la tragédie soviétique ne tombe pas dans l’oubli. Une raison pour ne pas déserter la Russie, pays choisi par les aïeux, tandis qu’enfants et petits-enfants s’éparpillent en Israël et en Amérique ? Le récit de vie des trois générations de la famille d’Irina Scherbakowa sous le communisme illustre le thèse du fameux « siècle juif » de Yuri Slezkine. Le terrain sur lequel sont nés les idéaux sacrifiés, qu’on les nomme ou non « utopie », offre désormais peu de perspectives.


  1. Les mains de mon père. Une histoire familiale russe. Ce livre n’a pas été publié en Russie, où vit Irina Scherbakowa.

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