Il existait à Alger dans les années 1950 un groupement d’artistes et d’écrivains que le jeune poète Jean Sénac avait réunis sous l’appellation de « Cercle Lélian ». La gloire et le verbe de Paul Verlaine étaient omniprésents, et l’anagramme dont il usait, « Pauvre Lélian », était connue de tous. Ce nom semble moins perceptible aujourd’hui. Heureusement, voilà que renaît aujourd’hui le verbe de Jean Sénac, le poète algérien assassiné en 1973 (à l’âge de 46 ans), grâce à l’édition de ses œuvres complètes aux éditions Actes Sud, un nom prédestiné pour cette voix sablonneuse et solaire.
Jean Sénac, Œuvres poétiques. Actes Sud, 400 p., 29 €
Jean Sénac admirait et Verlaine – avec qui il entretenait une étrange ressemblance − et Rimbaud. Et, bien sûr, Baudelaire. Ainsi que ces voix qui lui étaient proches : Lorca et Whitman. Dans le petit local sur les hauteurs de la rue Michelet où se réunissait cet aréopage, les deux poètes-amants étaient les dieux lares, mais plus proche était le timbre du géant contemporain, René Char, ami de Camus, répercuté par un trio de poètes, Jean Sénac, au premier chef, puis Jean-Richard Smadja qui dirigea le Cercle jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, et Jean-Claude Xuereb (dont l’œuvre multiple est publiée aux éditions Rougerie) qui y édita une revue poétique modestement intitulée Les Feuilles volantes, où les jeunes pousses d’Algérie pouvaient éclore quoique dans le plus parfait anonymat, car les poèmes n’étaient pas signés et les feuilles vouées à la voltige des vents : le précaire était de mise dans cette Algérie française promise aux fondrières.
Jean Sénac est la voix du Sud, comme celle d’Isabelle Eberhardt l’Algérien [1] qui physiquement ressemblait, disait-on, à Rimbaud, ou celle de Taos Amrouche qui retentit sur les cimes berbères de Kabylie. On ne s’étonnera pas de trouver dans ce timbre rocailleux et l’oursin et la girelle – qui peut changer de sexe, une fois au cours de sa vie, de femelle à mâle –, les noces des corps androgynes et le poing levé d’une révolution, un pays neuf et beau « comme un comité de gestion » et l’invasion dans les rues des cafards qui le gouvernent, l’orgasme sur les hanches et l’exaltation de l’Arbatache où se construit – et s’étiole – la réforme agraire :
Donner la terre à qui n’acquiesce que cadastres…
Bivouac d’échec.
Tous les soubresauts d’une Algérie qui connaît les électrodes des bourreaux et la forfaiture des nouveaux clercs, la dévotion de « l’homme comme exploit décevant et merveilleux » − ainsi que René Char disait des poèmes de Jean Sénac − et la conquête de « la liberté comme un chardon ». La poésie de Jean Sénac se parcourt et s’épèle au rythme de
l’enfant qui n’en peut plus
de marcher seul
de casser le rail
de refaire un visage
avec ses morts.
Paradoxalement, cette poésie solaire, si fortement ancrée au bord de cette mer qui « était un lieu de joie » et n’est plus que « l’opaque où s’engloutit ce qui me reste d’âme », sur ce rivage aux sables d’or où « les plaintes de la mer me lacéraient les os », cette voix sourde qui prétend « arracher l’homme à son ombre », ne touche au pathétique que lorsque « la nuit s’installe dans le désordre du cri ». Car le dialogue permanent que le poète entretient avec l’autre – qui est l’amant, qui est la terre, qui est l’homme et la patrie – ne se déroule que dans un halo tragique :
J’étais si près de toi, si nu dans ce mensonge, que des genêts poussaient là où les chiens sont morts d’avoir osé l’aboi.
N’est-ce pas, en prodigieux raccourci, toute l’histoire de la rébellion algérienne, de la répression et puis de la désillusion ? Alors oui, Sénac comme tant d’autres, l’Algérie l’a et les a floués. Comme tant d’autres sur ce tuf instable où Saint-Exupéry, qui aimait tant Alger, a situé une « terre des hommes » où rêverait le Petit Prince, Jean Sénac décline l’amour et le dépit, le plaisir des corps et la mélancolie, l’étreinte et l’abandon des idoles, la chair et le ver, l’exultation et la « plaie vive », les « arbres déchaînés » et « le soleil jauni » :
Nous voulions vivre
J’ai mis mes sandales de mort
s’écrie-t-il en se souvenant de Rimbaud et de la belle métaphore – « l’homme aux semelles de vent » − dont l’habilla Verlaine.
Et, tirant le rideau troué de ses espoirs, il s’écrie :
Je suis
un tourbillon de négations et de désordre
et, plus encore :
Je suis
une corbeille de loques qui
roule vers l’abîme
Peut-il encore rester à Alger la solaire, terre blanche, mer bleue ? Et tous les parfums de glycines, de jasmin, et ce goût d’asphodèle ? Au milieu des regrets, seul son verbe est incandescent :
Sous les voûtes d’El Djezaïr, et la saveur des sauces
− Le laurier, le cumin, l’ail et la goutte d’ombre
Où mijote l’invention.
Je t’aime – mais quoi, je parle à vide !
J’ai laissé mon amour aux cigales d’Europe.
J’ai tout donné – Révolution ! – pour quoi ?
Une dune qui roule
Et pas une chimère où reposer ce front !
Dans la salle du Cercle Lélian, sur les hauteurs de la ville, le poète cognait sa tête contre le pilier qui soutenait sa maison, et déclamait, de sa voix rauque, que « l’homme entrait dans la Parole », usant de mots qui n’étaient que « les jumeaux du silence » :
Je t’aime c’est vrai je t’aime c’est faux
sur ma langue les corbeaux
font la guerre aux hirondelles
nous avons noir dans le dos.
Car
Il n’est de printemps que fidèle
à la détresse du lépreux.
Lépreux, oui, car il était chrétien en terre d’Islam, dans une Algérie qui bannit les deux autres monothéismes, plus anciens, et même décapita ignominieusement les mages de l’Église. Lépreux, oui, car il était homosexuel au défi du Coran, et châtié par la loi algérienne. Et puis aussi, et surtout, Sénac se montra autant critique et contempteur envers sa ville et l’Algérie qu’il en avait été l’inconditionnel laudateur. Il n’était pas à sa place, il n’avait plus de place. Objet d’anathème à l’instar d’Oscar Wilde et de García Lorca qu’il admirait tant. Il fut donc délogé. Mais tout au bout de la nuit où le couteau, par cinq fois, percera son corps, Jean Sénac n’aura cessé de clamer, de dénoncer, d’implorer, de sangloter sa
Mère Algérie, notre inlassable amour.
Hamid Nacer-Khodja, qui admirait tant le poète auquel il consacra sa thèse de doctorat, dit de cette œuvre protéiforme qu’elle incarne « de manière exemplaire tant les croisements culturels que les conflits et convulsions de l’histoire – mutilations et métamorphoses – dont est faite l’Algérie ». Jean Sénac est bien le visage de cette Algérie qui s’est cherchée et se cherche encore, au milieu des gravats, exaltant tous les espoirs et berçant les promesses, interrogeant inlassablement le concept de culture nationale et la fonction du poète. « Son obsession identitaire a trouvé sa parfaite épiphanie avec l’indépendance du pays », constate l’exégète algérien, mais c’est, après le renversement de Ben Bella et l’avènement de l’arabisation à outrance, pour s’exclure de tout discours politique, sauf à protester de son appartenance à l’Algérie. « Cette terre est la mienne », clame-t-il, la gorge nouée, en réponse à certains écrivains algériens qui lui reprochent, selon les propres mots de Sénac, d’avoir mis « ses pieds-noirs dans ce couscoussier ». Il s’enfermera alors dans la solitude d’une cave d’immeuble – une « cave-vigie » − sur les hauteurs de la rue Michelet, rue Élisée-Reclus (joli nom de libertaire et de révolté), où il signe ses derniers textes, ses Corpoèmes :
Ce pauvre corps aussi
Veut sa guerre de libération.
Et, quelques semaines avant sa mort, il se laissait encore bercer au rythme du couple primordial Rimbaud-Verlaine qui avait tant balisé sa route et soufflé dans sa gorge :
Avec tout ça je fais du vent,
Des petites brises, des courants
D’air vague.
Qu’on verlainise ou qu’on charrie,
Poètes à la démence aiguë,
On drague
Un mot par-là un mot par-ci,
Pour ne pas crever on di-
vague.
On fait des océans de nôs,
Spongieuse, la mort nous laisse nos
Vagues.
Tout est dit. Il est grand temps de lire ou de redécouvrir Jean Sénac, la voix franco-algérienne de tous les prodiges du verbe.
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Cf. Leïla Sebbar, Isabelle l’Algérien, Al Manar, 2005.