Montée de l’euroscepticisme et du souverainisme dans les pays plus récemment entrés dans l’Union européenne, comme parmi les Six des traités de 1957, tragicomédie du Brexit, rumeurs complotistes et fausses nouvelles (l’Alsace-Lorraine reprise par l’Allemagne !) autour du récent traité d’Aix-la-Chapelle… L’Europe tient-elle encore debout ? Non, nous dit un essai qui nous ramène au temps de l’après-Sedan et de la « crise allemande de la pensée française ». Dans ces conditions, est-il vain de relire les appels aux Européens de Stefan Zweig ? Cet idéaliste impénitent qui parlait encore après 1933 des États-Unis d’Europe a-t-il encore quelque chose à nous dire ? La rencontre du grand bourgeois cosmopolite Stefan Zweig et de l’ancien ouvrier typographe à L’Anarchie devenu collaborateur de L’Humanité, Alzir Hella, son traducteur français préféré, nous fait découvrir l’auteur du Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen sous un nouveau jour.
Coralie Delaume, Le couple franco-allemand n’existe pas. Comment l’Europe est devenue allemande et pourquoi ça ne durera pas. Michalon, 240 p., 18 €
Anne-Élise Delatte, Alzir Hella. La voix française de Stefan Zweig. Éric Jamet, 468 p., 24 €
Si le pamphlet souverainiste de Coralie Delaume a retenu notre attention, ce n’est pas en raison de l’analyse critique à laquelle il soumet le concept métaphorique un peu trop kitsch et propagandiste de « couple franco-allemand ». C’est le retour de fantasmagories nationales, pour ne pas dire nationalistes, que l’on croyait définitivement mises au rebut, qui nous étonne et, à vrai dire, nous consterne dans cette philippique anti-allemande dont la conclusion affirme que « l’européisme est une pathologie de l’esprit européen », que la France ne devrait pas « rester claquemurée dans un moignon d’Europe composé de l’Allemagne et de quelques-uns de ses satellites », mais secouer le joug « des élites françaises défaitistes nourrissant un sentiment d’infériorité et d’envie à l’endroit du grand voisin germain ». L’auteure voit bien les conséquences du « divorce » qu’elle appelle de ses vœux : « En finir avec “l’Europe allemande”, n’est-ce pas en finir avec l’Union européenne elle-même ? »
Quelle serait la solution de rechange ? une Europe française ? quitter le navire européen pour embarquer sur un paquebot France réputé insubmersible ? suivre l’exemple entraînant de nos amis britanniques brexiters ? Sans entrer dans la discussion sur le principe de subsidiarité, il ne semble pas que le retrait national permette de mieux faire face aux problèmes de la pauvreté, du pouvoir d’achat, du chômage, de la dégradation des services publics, toutes choses qui sont du ressort des gouvernements nationaux et non de l’Union. Sans parler de tout ce qui, à l’âge de la mondialisation, dépasse les forces nos vieux États-nations.
Persuadée que le projet européen poursuivi au cours des dernières décennies a consisté à « bâtir l’Europe pour mieux abolir la démocratie », l’auteure nous invite à remonter aux origines historiques de la propension de nos élites à la soumission, par exemple à la chanson publiée dans le journal de Blanqui, La Patrie en danger, le 15 octobre 1870 : « Bismarck attend au château de Ferrières / Que dans Paris, Thiers lui dise d’entrer ». Un peu plus loin, elle cite Pierre Laval qui écrivait le 22 juin 1942 : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne, parce que, sans elle, le bolchevisme, demain, s’installerait partout », avec ce commentaire : « Relisons à présent la phrase en remplaçant “bolchevisme” par “populisme” et c’est l’effroi assuré ».
En effet, ce passage est terrifiant, au point qu’on se demande si la cure de « désintoxication morale de l’Europe » dont parlait Stefan Zweig en 1932 [1] ne devrait pas être, de toute urgence, remise à l’ordre du jour. Dans ce texte de 1932, Zweig s’inquiétait de constater que la fin de la Première Guerre mondiale, pendant laquelle le « devoir de haine » avait été inculqué aux peuples européens dressés les uns contre les autres, n’avait pas ramené la paix dans les esprits et dans les cœurs. « Qui n’a cessé de consommer des narcotiques ou des stimulants pendant des années ne peut en l’espace d’une heure rendre son corps complètement sobre et de même – inutile de le nier – le besoin de tension politique et de haine collective ont persisté à l’état latent au sein de notre génération. » Cette cure de désintoxication constituait, aux yeux de Zweig, le préalable à tout projet d’union européenne.
Un des remèdes que proposait Zweig pour guérir les Européens de leur addiction au nationalisme annonçait un des axes de la politique européenne suivie, dans un cadre bilatéral depuis le traité franco-allemand de l’Élysée, et, dans un cadre multilatéral, depuis le lancement, en 1987, du programme Erasmus destiné à promouvoir la mobilité des étudiants dans les universités européennes. Espérons que ces échanges ont immunisé une bonne partie de la jeunesse européenne contre les idéologies nationalistes plutôt régressives qui fleurissent à nouveau. Sans quoi il faudra constater, comme le faisait Stefan Zweig dans son manuscrit inachevé de 1934 intitulé « L’unification de l’Europe », « la suprématie, inscrite dans les faits du temps présent, de l’idée opposée, le nationalisme. L’idée européenne n’est pas un sentiment premier, comme le sentiment patriotique […] elle n’est pas originelle et instinctive, mais elle naît de la réflexion, elle n’est pas le produit d’une passion spontanée, mais le fruit lentement mûri de la réflexion [2] ».
L’idéalisme européen de Stefan Zweig peut, bien sûr, être tenu pour irréaliste, exalté, voire naïf. Hannah Arendt en fut une des critiques les plus féroces : « Les gens célèbres, écrit-elle, pouvaient facilement apparaître comme les défenseurs d’une société internationale aux contours mal définis où les préjugés nationaux n’avaient plus cours. En tout cas, un Juif autrichien était plus accepté en France que dans son propre pays. Le cosmopolitisme de cette génération, cette nationalité merveilleuse qu’ils revendiquaient dès qu’on leur rappelait leur origine juive, ressemblait quelque peu à ces passeports qui octroient à leur porteur un permis de séjour dans tous les pays, à l’exception de celui qui l’a délivré. Cette société internationale de gens célèbres éclata pour la première fois en 1914 avant de sombrer définitivement en 1933 [3]. »
Alzir Hella, né en 1881 (la même année que Stefan Zweig) à Vieux-Condé, sur les bords de l’Escaut, à une quinzaine de kilomètres au nord de Valenciennes, dans une famille des plus modestes, fait ses premiers pas dans la bohème libertaire, anarchiste et antimilitariste de Montmartre. Il est recruté comme typographe à l’imprimerie de l’hebdomadaire Le Libertaire, puis, en avril 1905 au journal L’Anarchie. En octobre 1905, il cosigne une affiche de l’Association internationale antimilitariste des travailleurs dont le texte s’achève sur ces mots : « Toute guerre est criminelle. À l’ordre de mobilisation, vous répondrez par la grève immédiate et par l’insurrection », ce qui lui vaut une condamnation à huit mois de prison. En octobre 1907, il signe un nouvel appel « Aux conscrits » en première page de L’Action syndicale de Lens, dénonçant « le métier infâme de soldat ». Cette fois, il est embastillé à Béthune.
Après la guerre, il s’impose comme homme de lettres militant pour la culture ouvrière, journaliste culturel et traducteur d’auteurs étrangers, au nom de l’entente entre les peuples. Il fait la connaissance d’Olivier Bournac, qui enseigne l’allemand à l’Université populaire de Paris, où Alzir Hella suit des cours du soir, et qui cosignera avec lui de nombreuses traductions de l’allemand. Alzir Hella écrit régulièrement dans la rubrique « Lettres allemandes » de L’Humanité.
Fidèle à ses convictions antimilitaristes, il traduit pour L’Humanité du 18 août 1920 un extrait d’un livre de Fritz von Unruh, sur le thème de l’inhumanité de la guerre, qu’il compare à Henri Barbusse. C’est en 1921, l’année où L’Humanité devient l’organe du Parti communiste, qu’Alzir Hella découvre Stefan Zweig dont il devient bientôt le traducteur attitré. Le contexte de la première publication de Zweig, traduit par Hella, retient l’attention. Le 21 mai 1922, dans L’Humanité, Alzir Hella évoque les Poèmes de la prison d’Ernst Toller (emprisonné de 1920 à 1925 pour sa participation à la République des conseils de Munich). Dans son texte de présentation, il fait allusion à Stefan Zweig qui lui a recommandé de lire Gustav Landauer, « lâchement assassiné à coups de crosses de fusil ». Les 21-22 juin 1922, il publie dans L’Humanité la traduction de la nouvelle de Zweig « Épisode au lac de Genève », histoire d’un déserteur russe retrouvé noyé dans le lac Léman durant l’été 1918 : une dénonciation de la guerre, mais aussi une analyse de l’aliénation politique d’un paysan désespéré d’apprendre, avec retard, que la révolution a renversé son tsar. En août 1924, c’est dans Clarté que paraît en feuilleton Amok ou le fou de Malaisie, traduit par Alzir Hella et Olivier Bournac.
Enthousiasmé par l’article de Stefan Zweig « Internationalisme ou cosmopolitisme ? », Alzir Hella en publie la traduction d’abord dans la revue Europe, en juillet 1926, puis dans L’Humanité, le 8 août 1926. Dans ce texte, Zweig critique le cosmopolitisme qui ne fait que tisser des « relations mondaines » entre les nations et « ne s’applique qu’en temps de paix, alors qu’il n’engage nullement en temps de guerre ». Au contraire, pour Zweig, « l’internationalisme est l’adhésion au principe de l’indestructible unité des nations, indépendant des vicissitudes et des volte-face de la politique. […] Il lie, il oblige l’esprit véritablement convaincu à une foi durable en la profonde unité intellectuelle de notre univers […]. Il ne connaît pas d’hospitalité particulière à l’égard des étrangers, parce qu’il ne connaît pas de nations “étrangères” ».
Cette fois, la rédaction de L’Humanité estime qu’Alzir Hella est allé trop loin dans le rapprochement avec le grand bourgeois de Salzbourg. En 22 janvier 1927, un article de L’Humanité fulmine contre « Stefan Zweig dont on connaît le pacifisme et l’esprit humanitaire. Ces tendances ne sont assurément pas celles qui peuvent rallier le prolétariat révolutionnaire : la cause du communisme est celle de la guerre de classes et nous ne sommes nullement portés à entretenir parmi nous des illusions sentimentales. […] Stefan Zweig est un des plus remarquables représentants de cet esprit ‟européen”, de ce néo-christianisme que nous considérons comme la dernière aberration de l’intelligence bourgeoise rescapée de la guerre. Nous devons mettre en garde nos camarades contre l’idéologie d’écrivains tels que Romain Rolland, préfacier de Zweig [allusion à Amok, recueil de trois nouvelles, avec une préface de Rolland, Stock, 1927], et Zweig lui-même ».
L’esprit européen, une « aberration de l’intelligence bourgeoise » ? Stefan Zweig, entré (sans effraction !) dans les pages de L’Humanité et de Clarté dont Alzir Hella lui avait ouvert les portes, se voyait démasqué comme une « intelligence bourgeoise », exclu du canon communiste, mis à l’index. Alzir Hella ne s’est pas laissé intimider par ces ukases. Il a conservé jusqu’au bout des relations amicales avec Stefan Zweig et celui-ci, en novembre 1937, signe une lettre envoyée de Londres à son fidèle traducteur : « Très affectueusement, ton fidèle St. Z. » Cette belle amitié du libertaire anarchiste antimilitariste, devenu militant socialiste, puis communiste, et du célèbre écrivain autrichien, prouve qu’on peut regarder Stefan Zweig avec un peu moins de sévérité (un peu plus équitablement aussi) que Hannah Arendt, qui ne lui pardonnait pas d’avoir persisté, après 1933, selon elle, « à se glorifier de son apolitisme ; il ne lui vint jamais à l’esprit que, politiquement parlant, ce pouvait être un honneur d’être hors-la-loi ».
Dans la débâcle européenne d’aujourd’hui, les mots de Zweig, dans le texte de 1934 déjà cité, méritent d’être rappelés : « L’égoïsme sacré du nationalisme restera toujours plus accessible à la moyenne des individus que le sentiment européen, parce qu’il est toujours plus aisé de reconnaître ce qui vous appartient que de comprendre votre voisin avec respect. »
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Stefan Zweig, « La désintoxication morale de l’Europe », dans Appels aux Européens, Bartillat (Omnia poche), 2014.
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Stefan Zweig, « L’unification de l’Europe », ibid.
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Hannah Arendt, « Les Juifs dans le monde d’hier. À propos du livre de Stefan Zweig Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen », in La Tradition cachée. Le Juif comme paria, Christian Bourgois, 1987.