L’Écosse est une terre du Nord

Il est des livres auxquels on ne s’attend pas du tout. Lisant « Aurore boréale », le premier des quatorze récits, ou plutôt short stories qui sont vraiment une spécialité anglo-saxonne marquée par certaine virtuosité inséparable du souci de ne pas ennuyer, de faire court, je ne mesurais que partiellement l’originalité et le charme prenant de l’écriture de la poétesse écossaise Kathleen Jamie, dont jusque-là j’ignorais le nom.


Kathleen Jamie, Tour d’horizon. Trad. de l’anglais (Écosse) par Ghislain Bareau. La Baconnière, 215 p., 18 €


Cette histoire de l’extrême Nord-Ouest européen – celle d’une rencontre de deux voyageuses dans un fjord du Groenland, glaces, montagnes, virée en bateau de croisière et de recherche – pourrait en effet aisément passer pour un excellent reportage, de ceux qu’on lit dans les magazines spécialisés pour amateurs de géographie et de beautés naturelles plus ou moins (moins aujourd’hui) difficiles d’accès.

Il s’agirait alors d’une catégorie de la littérature de voyage, d’une bonne tenue parce qu’elle appartient à un journalisme haut de gamme et se savoure, de préférence la nuit, au cours d’un long vol intercontinental, quand ne veillent que ceux qui n’ont jamais appris à dormir en avion, c’est mon cas. Sauf que dans ce livre – je l’avais d’abord mis de côté, mais en sachant vaguement qu’une attirance inconsciente allait m’obliger à le reprendre, et dès lors m’interdire de le lâcher – l’écriture, ne visant pas à informer seulement, existe très fort pour elle-même.

Kathleen Jamie, Tour d’horizon

Vol de fulmars © D.R.

C’est assez simple, en fin de compte. L’auteure, malgré des apparences superficielles, qui se dissipent aussi vite que l’illusion faisant de Stevenson un autobiographe, ne raconte pas sa vie d’universitaire et d’écrivaine consacrant ses vacances à la découverte de terres peu fréquentées, afin d’y goûter, s’il se peut, à la solitude, en tout cas  à la mise en réserve mentale d’horizons peu connus. Ce serait plutôt une obsédée à la manière du capitaine Hatteras de Jules Verne, dont la boussole interne guide imperturbablement les pas vers le Nord, et d’abord ce Nord brumeux, venteux, glacial en plein été, des îles Britanniques, que l’aridité foncière d’un paysage de mer grise et de ciel blanc rincé de pluie et hanté d’oiseaux isole si radicalement de l’Angleterre pomponnée qu’on croirait parler de deux pays aussi étrangers l’un à l’autre que le Portugal et l’Espagne, et en effet tel est bien le cas.

À part Stevenson qui, en pleine touffeur des Samoa, parcourut au cours de ses dernières années de conteur, préférentiellement les landes rêches de son enfance afin d’y faire s’affronter des personnages rugueux, je ne vois personne qui soit autant d’Écosse que Kathleen Jamie. Mais elle, à la différence du valétudinaire gamin d’Édimbourg, n’est pas une chroniqueuse frénétique et compulsive, c’est tout le contraire. C’est une rêveuse aux plaisirs subtilement morbides qui, dans les meilleurs des textes de ce recueil (dont pas un n’est indifférent), n’aime rien tant que faire partager sa dilection pour un musée poussiéreux de Bergen, la ville de Norvège la plus inondée de pluie, musée au plafond duquel pendent d’effrayants squelettes de baleines, ou bien dépasser plein ouest les Hébrides écossaises, aborder l’île quasi inaccessible de Saint-Kilda.

Les archéologues qu’accompagne la narratrice prennent en note tout ce qui peut permettre de reconstituer l’histoire de ce bout d’Europe où des hommes du Néolithique ont subsisté des centaines d’années dans leurs basses demeures de tourbe avant qu’un mécène ne leur construise de vraies maisons, qui se révélèrent inhabitables sous ce climat, ce qui entraîna presque aussitôt un exode définitif.

Bel apologue naissant qui pourrait servir de base à un lourd traité de méditation d’ethnologue, et déboucherait naturellement sur l’omniprésente préoccupation écologique qui aujourd’hui nous trouble à si juste titre. Mais tel n’est pas le but de Kathleen Jamie, non qu’elle conduise un essai d’écriture hors sol. Tout au contraire, on est frappé par son souci constant de précision, l’intérêt sincère qu’elle montre pour le travail scientifique de ses compagnons, l’ancrage concret du texte dans « le pays réel » dont l’ici-maintenant et le futur prévisible la passionnent au moins autant que le passé d’ancêtres accrochés à ce domaine ingrat.

Kathleen Jamie, Tour d’horizon

Kaiser Franz Joseph Fjord, Groenland © Jerzy Strzelecki

Mais il se trouve que ce territoire jadis façonné par le geste humain est désormais livré à divers groupes d’oiseaux de mer. : fulmars, guillemots, labbes, pluviers, skuas, et que cette présence ailée nourrit plus qu’aucune autre l’imaginaire. Si bien que le lecteur lui-même s’envole souvent au-delà des limites d’une enquête documentée (toutefois bien présente) sur les causes objectives de la grandeur – relative – et de la décadence – absolue – de Saint-Kilda, pour s’enivrer de l’atmosphère d’un conte précédent, « La colonie de fous de Bassan », où l’on fréquente non seulement ces prodigieux voltigeurs rendus inoubliables par André Breton dans Arcane 17, mais aussi des orques qui patrouillent le long de la falaise.

Coins perdus de la planète, déjà ou plutôt encore arctiques (le réchauffement climatique nous balayera tout ça), vous n’appartenez pas vraiment aux zones tempérées où nous confinons notre ennui. Ils sont clairement plus accessibles par la grâce du rêve ou les lisières du cauchemar que par l’utilitaire honnêteté d’un article de National Geographic, et proches délicieusement des contrées imaginaires dans lesquelles le sage linguiste Tolkien a choisi de passer toute sa vie. Or ce n’est pas (trop) forcer la comparaison que de rapprocher l’agréable sensation de frayeur vague non pas produite, ni même peut-être consciemment suggérée, mais induite sans y penser par la poétique diffuse de ce livre, du léger sentiment de dangereuse euphorie que nous avons puisé jadis dans nos lectures d’Arthur Gordon Pym, bien plus importantes pour une formation littéraire que La porte étroite d’André Gide ou Les chemins de la liberté de Jean-Paul Sartre.

Kathleen Jamie est guidée à l’évidence par une pulsion nordique qu’environnent les légendes gaéliques d’une part et de l’autre les souvenirs fantasmés de la chasse à la baleine. Elle va voir les orques sur l’île de Rona et admire leur beauté brutale. Mais la plus fervente fixation qu’elle met en scène est pour la baleine, héroïne de ce poème en prose qu’est « Voyageur, prince ». Une héroïne morte, comme il se doit, et qu’elle va retrouver non en chair mais en os, non seulement dans les musées, mais sur les plages désolées des Hébrides, là-bas, à l’extrême nord-ouest de l’Écosse, juste avant les Féroé, puis l’Islande, puis le Groenland.

Animal mythique, martyr de l’insoutenable avidité humaine. Jamie piste çà et là ses « reliques » immenses et mélancoliques, ses vertèbres écrasantes d’où la vie a fui. L’entrevue renouvelée lui procure des émotions qu’elle transcrit à peine, sans avoir l’air d’y toucher, et nous touche de cette manière nous aussi, mieux que dix gros volumes.

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